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Esprit, es-tu là ?

Entretien avec Carole Martinez et Maud Begon

Propos recueillis par L. Gianati Interview 28/05/2014 à 11:53 12520 visiteurs

Après deux romans à succès dont le second, Du Domaine des Murmures, a été récompensé par le Prix Goncourt des Lycéens en 2011, Carole Martinez se lance avec enthousiasme dans la bande dessinée. Le premier tome d'une tétralogie prometteuse vient tout juste de sortir aux éditions Casterman. Avec Bouche d'ombre, occultisme, spiritisme, hypnose mais aussi destin de femmes sont au programme de cette nouvelle série mise en images par Maud Begon.

Après deux romans écrits en 2007 (Le Cœur Cousu, éditions Gallimard) et 2011 (Du Domaine des Murmures, éditions Gallimard), pour quelles raisons avez-vous choisi la bande dessinée ?

Carole Martinez : J’ai toujours aimé la bande dessinée, même si je n’ai jamais pensé un jour à en faire. J’ai rencontré Christine Cam (éditrice chez Casterman, NDLR) lors d’un festival à Brives où je dédicaçais Du domaine des Murmures. Elle m’a dit qu’elle aimait bien ce que je faisais et que ça serait chouette qu’on puisse un jour travailler ensemble. Elle m’a donné carte blanche et je lui ai proposé deux histoires. Celle qui a été choisie a vraiment été écrite pour la bande dessinée et n’a jamais été pensée pour en faire un roman, contrairement à celle qui n’a pas été retenue.

Justement, écrit-on un scénario de bande dessinée de la même façon qu’un roman ?

C.M. : Pas du tout ! Cela n’a strictement rien à voir. C’est pour ça que c’est très angoissant pour moi de sortir une première bande dessinée, même si j’angoisse aussi quand je sors un roman. (sourire) J’écris un scénario de bande dessinée vignette par vignette, de façon très précise. Je ne peux pas m’appuyer sur les mots, c’est une politique d’image, pas de texte. La création se fait de façon tout à fait différente. Quand j’écris un roman, il arrive souvent que des métaphores m’inspirent l’histoire. Par exemple, dans Du Domaine des Murmures, une jeune femme vit recluse et a juste une petite fenestrelle pour voir le monde dehors et je dis que cette bouche de pierre est son unique orifice. En utilisant cette métaphore, je pensais que cet orifice pouvait être sa bouche, ses oreilles, son nez ou aussi son sexe. Il y a ainsi souvent des inspirations qui viennent du corps du texte. En bande dessinée, c’est différent. Tout doit être traduit sur le plan visuel. Autre différence, on a travaillé à deux alors que je travaille seule quand j’écris un roman. Il y a eu des aller-retour avec Maud, ce qui demande une toute autre énergie. En revanche, il existe des passerelles entre les romans et la bande dessinée, l’auteure étant bien entendu toujours la même personne.

Comment les éditions Casterman vous ont-elles accompagnée ?

C.M. : J’ai eu droit dès le début à un cours prodigué par Christine. Elle m’a par exemple expliqué le changement d’univers à chaque saut de page, chose que j’ignorais complètement. Pour moi, le changement pouvait se faire n’importe où en plein milieu d’une planche. J’ai donc fait attention à ce genre de règle.

Quelle a été l’idée première du scénario de Bouche d’ombre ? Le texte de Victor Hugo ou celui-ci est-il venu ensuite illustrer l’histoire ?

C.M. : L’idée première vient d’une exposition à Strasbourg intitulée l’Europe des Esprits, à savoir comment l’occulte a pu influencer les Arts et les Sciences à travers les siècles. J’avais envie de travailler là-dessus et de partir de l’époque contemporaine pour aller jusqu’au 16e siècle.  Je me suis dit que je pouvais utiliser ma propre vie : mon adolescence, ma famille… C’est ce que j’ai fait dans ce premier tome, chose que je ne fais jamais pour un roman. Il y avait donc cette idée de ce personnage qui allait traverser les siècles à travers des séances d’hypnose. Je voulais également un album par Art, à part le premier qui peut être considéré comme un « sas ». Ainsi le deuxième aura comme thème la Science, au début du 20e siècle, la Littérature dans le troisième, Victor Hugo collant parfaitement au sujet avec les tables tournantes à Jersey, le dernier étant consacré aux Arts Plastiques, spécialement à Grünewald et au retable d’Issenheim. À partir du moment où je me suis intéressé à Victor Hugo pour le troisième tome, Ce que dit la Bouche d’Ombre m’est immédiatement arrivé comme titre. Il est d’ailleurs déjà présent dans ce premier tome sous les traits du père de Boule.

Du Domaine des Murmures se déroule également dans une autre époque, celle du Moyen-Âge…

C.M. : C’est une époque qui m’intéresse énormément maintenant que je l’ai un peu sillonnée. À la base, c’est une période qui ne m’intéressait pas du tout. Et là, le merveilleux médiéval me fascine. Ceci-dit, je me laisse embarquer facilement. Il suffit que je travaille longtemps sur quelque chose pour que la passion vienne rapidement.

Le spiritisme est au centre du récit. Est-ce quelque chose en quoi vous croyez ?

C.M. : Comme beaucoup d’adolescents, j’ai expérimenté ça quand j’étais plus jeune. C’est un domaine à explorer. C’est également une possibilité d’aventures. Je pense y avoir cru quand j’étais gamine. J’ai aussi baigné dans une famille qui croyait en un tas de choses : ma grand-tante tirait les cartes, ma grand-mère est guérisseuse…

La chanson de Téléphone qui démarre le récit en pleine Renaissance, c’est pour déstabiliser d’emblée le lecteur ? (sourire)

C.M. : Non, pas du tout ! (sourire) D'ailleurs, je me demande si beaucoup de personnes vont se rendre compte de cette référence musicale. Je pensais d’ailleurs qu’on la comprendrait qu’au moment où l’on voit le radio réveil.

Il y a une deuxième référence musicale avec une pochette de Sade présente au pied du lit de Lou…

C.M. : J’avais donné pas mal de références à Maud et elle a choisi de dessiner cet album-là. C’est donc son choix à elle. J’avais également proposé Supertramp.

Le lien entre les deux époques se résume pour l'instant à un morceau de tissu rouge...

C.M. : On apprendra plus tard que la jeune fille, Louise, est à Issenheim et ce sera l’objet du quatrième tome. J’ai eu envie de rentrer directement dans un rêve qui est en fait la fin de la série. Je vais ainsi petit à petit remonter le temps. Dans le deuxième tome, je vais travailler sur l’univers des scientifiques, avec notamment Pierre et Marie Curie. Puis, Victor Hugo. Et enfin, Grünewald qui est sans doute le moins documenté. C’est là où je vais pouvoir m’amuser le plus puisque j’ai plein de choses à imaginer. Petit à petit, le puzzle que construit l'hypnothérapeute est en fait le retable d’Issenheim.

On retrouve également comme dans vos deux romans le destin de femmes. Est-ce un sujet qui vous tient particulièrement à cœur ?

C.M. : Oui, je pense que je ne peux pas m’en empêcher. (sourire) D’ailleurs dans le prochain tome, je vais clairement aborder l’éducation des filles. Camille Sée, nom du Lycée de Lou dans le premier tome, est le député qui a créé les lycées de filles. Chaque élément a un sens. J’ai essayé que le moindre objet ou photo ait un lien dans la série.

Maud et Carole, comment vous-êtes vous rencontrées ?

C.M. : J’avais en tête un style de dessin particulier… et ce n’était pas du tout le dessin de Maud. Quand on m’a présenté son book, je n’ai pas du tout accroché. C’est Laetitia Lehmann (éditeur chez Casterman, NDLR) qui a insisté pour que je lui fasse faire un essai. Au départ, j’étais vraiment très réticente. Quand j’ai découvert son essai, j’ai juste adoré. J’ai trouvé que c’était exactement ça alors que ce n’était pas du tout ce que j’avais imaginé. Le dessin de Maud m’a vraiment inspirée.

Maud Begon : Nous ne nous sommes rencontrées que grâce à  l'instinct de Christine Cam et Laetitia Lehmann ! J'ai été contactée par un joli mois de juin 2012 pour un projet pour lequel elles cherchaient  un dessinateur, elles m'ont raconté Carole et ce projet que j'aurais voulu écrire, ce projet dont je rêvais, j'ai immédiatement accroché. J'ai eu la chance de rencontrer Carole quelques semaines après, pour lui montrer des planches et commencer à travailler. L'alchimie entre le projet et son auteure était parfaite, je suis tombée amoureuse de ses mots et de ses personnages.

Aviez-vous lu les romans de Carole auparavant ?

M.B. : J'ai tendance à lire beaucoup d'auteurs classiques mais très peu de contemporains, j'étais donc complètement passée à côté de la poésie merveilleuse de ses contes. Quand Christine m'a parlé d'elle et de son travail, je me suis jetée dans une librairie pour acheter Le Cœur Cousu, que j'ai dévoré en  quelques nuits et dont les personnages m'ont incroyablement touchée. J'ai bien sûr enchaîné avec Le Domaine des murmures, que je n'ai plus lâché tant que le destin d'Esclarmonde ne m'était pas dévoilé.

Maud, êtes-vous vous aussi sensible au spiritisme ?

M.B. : Je l'ai été !! Avec mes copines, à quinze ans, on appelait les esprits, et on les incarnait. On se parlait entre nous avec des voix d'outre-tombe pleines de sagesse d'un autre temps - et bon, évidemment, l'arrivée du diable venait souvent ponctuer nos séances, avec cris d'effroi et d'orfraies... J'ai toujours été attirée, un peu fascinée par l'occulte, les tarots, les runes, les énergies, communiquer avec un au-delà, un au-delà qui saurait tout et dénouerait chaque impossible. Encore aujourd'hui, je peux rêver éveillée une présence tellement réelle que je jurerai la semaine suivante avoir été en présence d'un fantôme. C'est d'ailleurs Lou et ses cauchemars qui m'ont contaminée. Avant de travailler sur ce projet, je ne faisais plus que très rarement ce genre de rêves-réalité.

L’héroïne, Lou, est rousse tout comme vous, même si vous avez entretemps changé de couleur de cheveux. (sourire) Est-ce uniquement dû au hasard ?

M.B. : (sourire) C'est ni du hasard, ni une projection personnelle : c'est un souhait de Carole qui fait partie du milliard de coïncidences entourant notre rencontre. Carole avait décrit une Lou grande, rousse, spirite, à chat noir et stan smiths à ses pieds : mon idéal d'adolescente ! Alors, forcément, quand j'ai lu le scénario, j'ai sauté au plafond : impossible que cette Lou m'échappe, elle est ce que j'aurais  voulu être, son histoire celle que j'aurais voulu vivre, puis écrire. Et si j'ai récemment changé de couleur de cheveux... C'est pour qu'on nous laisse tranquilles avec notre ressemblance secrète.

Travailler sur deux périodes historiques différentes, est-ce plutôt une contrainte ?


M.B. : Ce n'est pas du tout une contrainte, bien au contraire, c'est aussi un des principes de la série qui m'ont attirée tout de suite. J'adore pouvoir mener l'action et l'héroïne à cheval sur toutes ces époques, retrouver Lou, son univers et ses amis de 1985, dans les ressemblances et les traits de caractères de ces alter ego du passé, la voir enfant en Louise, jeune femme en Lucie... Je me tais, tout est à découvrir.

Comment travaillez-vous ? J’ai cru lire que vous dessiniez d’abord tout en noir et rose…


M.B. : C'est mon story board ! D'abord, Carole m'envoie le scénario, découpé par scènes et par doubles pages. Je commence à découper en "mini-storyboardant", ré-ajustant la pagination en fonction de ce qu'on veut y dire. Donc, j'ai une manie, je fais un premier story-board d'abord en minuscule sur un carnet, au stylo bic, sur des mini pages de trois-quatre centimètres de hauteur, avant de tout crayonner au format, en rose et en tout numérique, pour poser les textes en même temps. Le rose date de mes premières planches pour Manolosanctis, un rose foncé, je sais pas pourquoi. Et après, une fois le story board envoyé à Carole et validé, j'imprime par demi-pages et je redessine tout sur du A3, au crayon gras. Je travaille sans encrage mais en forçant les nuances, tout au crayon. Ensuite, viennent le scan, la mise en page, et puis les couleurs, pour lesquelles je fais tout en numérique aussi.

Carole, vous évoquiez précédemment une élaboration du scénario très précise avec du case par case. Restait-il un espace de liberté pour la dessinatrice ? (sourire)


C.M : Oui ! Au début, j’étais à la fois contente et angoissée de travailler en duo. Le romancier a l’habitude de passer beaucoup de temps en solitaire, ce qui est parfois pesant. J’ai commencé à tout dessiner planche par planche, comme un pied d’ailleurs, pour être sûre de ce qu’il fallait donner. Finalement, je me suis rendu compte que même si je dessinais tout, les univers qui m’étaient proposés par le dessinateur étaient absolument différents. Et ça, ça a été vraiment une vraie découverte. Quand j’écris un roman, je me doute que les lecteurs vont en faire une interprétation personnelle. Pour le coup, j’avais avec Maud des lectures dessinées complètement différentes, même si elle respectait ce que j’avais demandé. Petit à petit, Maud a réussi à ce que je ne dessine plus. Elle a pris peu à peu de plus en plus d’importance. On a aussi beaucoup travaillé en se répondant.

Quelques mots sur la suite de la tétralogie…

C.M. : Le principe est de sortir un album par an. J’ai déjà entièrement écrit le deuxième tome. D’ailleurs, il aura plus de pages. Casterman me laisse beaucoup de liberté à ce niveau.

Ce premier scénario de bande dessinée vous a-t-il donné envie de poursuivre et d’explorer d’autres univers ?

C.M. : J’ai adoré travaillé sur ce projet même si je pense que ça dépend aussi à chaque fois de l’équipe. Avec Maud, c’est juste génial. Déjà, je serais super triste si cette tétralogie n’allait pas jusqu’au bout chez Casterman, ce serait pour moi catastrophique. Quand on écrit un roman, on l’écrit jusqu’au bout. C’est vrai que tout ça prend aussi plus de temps que ce que je l’imaginais, mon travail de romancière est donc retardé d’autant. 







Propos recueillis par L. Gianati

Bibliographie sélective

Antigone (Begon)
Antigone

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Je n'ai jamais connu la guerre

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Bouche d'Ombre
1. Lou 1985

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