D
ans le futur, la Terre n'est plus la planète bleue. Les dérèglements climatiques ont frappé. Les extinctions d'espèces ont continué jusqu'à ce que les abeilles disparaissent de la surface du globe. La catastrophe prédite au vingtième siècle a eu lieu. Les survivants de l'humanité se sont organisés. Certains vivent dans des semblants de villes dirigées par les restes de la Pyrrhocorp, une entreprise qui gère les microïdes. Ceux-ci derniers explorent les fonds terrestres à la recherche d’éléments naturels du passé que l'entreprise pourrait cloner. Parmi eux, se trouve Jenny. Elle vit à bord du Cherche-Midi, un vaisseau-village motorisé appartenant à la catégorie des Nomades. Interdites par la Pyrrhocorp, ces machines sont aussi la cible des Mange-Cailloux, des humains marginaux vivant en marge de la nouvelle société. Dans cet univers anxiogène et sans espoir, Jenny s'obstine à plonger le plus loin possible pour retrouver des traces d'ADN d'abeilles et permettre ainsi de redonner une chance au monde.
Après avoir traité le registre de l'exploration et du paradoxe temporel dans Shangri-La et celui de la détérioration humaine et de la technologie dans Carbone et Silicium , Mathieu Bablet s'attaque au post-apocalyptique. Un travail de quatre années durant lesquelles l'artiste a eu les coudées franches pour coucher sur le papier un récit beau et légèrement pessimiste, mais d'une rare puissance. La construction du scénario prouve, s'il le fallait encore, l'habileté de son auteur à mélanger intelligemment des thématiques déjà connues et prisées par les amateurs de SF. Chose peu aisée, tant le récit post-apocalyptique a déjà été balisé par des œuvres magistrales, qui ont forgé l'imagerie mentale des lecteurs.
Mathieu Bablet imagine un monde dans lequel subsiste encore une organisation sociétale reposant sur le legs du passé libéral. Dès lors, les bédéphiles comprennent que la dernière multinationale s'est octroyée le droit de régenter la Terre pour le bien de celle-ci. Ici, les femmes et hommes qui ont choisi de vivre dans les Nomades sont honnis et peuvent être détruits par la Pyrrhocorp. Ce dernier point constitue d'ailleurs un running gag cynique tout au long de l'album, qui permet à son créateur d'égratigner le happiness management néolibéral. Ainsi, le monde de l'économie tend à essayer de restaurer le passé par la science. Malheureusement sa bureaucratie et son administration demeurent des entraves pour l'héroïne. Là encore, la critique est juste. La gamme des personnages renforce inintelligibilité du monde dans lequel se passe l'intrigue. Évitant les clichés manichéens, le scénariste prend le temps de poser le cadre et les protagonistes, laissant les lecteurs deviner ou découvrir leurs rôles. Ce qui est encore l'occasion d'évoquer des thématiques telles que le fait religieux. La recherche de sens étant forte, tout comme la mortalité, des courants religieux ont essaimé et de nouveaux rites ont vu le jour. C'est le cas des Pénitents. Des personnes masquées et silencieuses qui trainent derrière elles des filets pour ramasser les déchets du vieux monde. Ils suivent un itinéraire qu'eux seuls connaissent. À travers eux s'expriment la recherche d'expiation face au dérèglement climatique et le devoir d'humilité face à la Nature, disparue et divinisée.
La construction du personnage principal est tout autant remarquable. Très loi de la Queen scream du cinéma, Jenny est complexe et profondément humaine. Elle s'isole progressivement, cesse de parler, laissant un grand nombre de planches dédiées à son introspection. De plus, l'appel des profondeurs auquel elle cède est une formidable manière métaphorique de traiter de la dépression. Son cheminement fait écho à de nombreux problèmes actuels, dont les conséquences imaginées par l'auteur constituent la toile de fond de l'album. Les enfants vivant à bord du Cherche-Midi sont des protagonistes importants. Ils n'ont pas le droit d'enlever leurs casques jusqu'à ce qu'ils soient grands. Mathieu Bablet les montre afin de questionner. En effet, comment éduquer les jeunes dans ce monde infernal ? Quelles valeurs inculquer et comment être crédibles face à eux ? Là encore, les réponses ne sont pas simples et des pistes sont données, quelque peu déstabilisantes. Rares sont les récits qui traitent de l'éducation et de l'enfance dans ce registre avec autant de brio. Enfin, l'exclusion sociale est un autre thème présent de cette histoire. Que cela soit avec les Mange-Cailloux ou les Calcifiés, ces anciens microïdes victimes des perturbateurs en lien avec la technologie qu'ils emploient lors de leurs descentes.
Graphiquement, l'artiste est au sommet de son art avec Silent Jenny. Le mecha design est hallucinant. L'aspect visuel des Nomades emprunte au steampunk et au Château ambulant à la fois. Joyeux bazar vu de l'extérieur, ces cités-mobiles sont en fait structurées. C'est pourquoi, le dessinateur s'acharne sur les différents espaces les composant ainsi que sur les détails afin de les rendre authentiques. Les autres véhicules sont tout aussi recherchés dans leur style, toujours pour renforcer le côté fin de la progressivité dans la technologie. Il en est de même pour les costumes. Par exemple, bien que les microïdes possèdent une science avancée, leurs tenues ont un aspect rétro plaisant, avec des détails qui parfois sont des petits clins d’œil aux amateurs de science-fiction. À l'instar de ces deux précédents titres, le dessinateur opte pour un découpage inventif, usant de toutes les possibilités que peut lui offrir une planche. Enfin ,il faut mentionner la colorisation qui constitue un point fort de cette bande dessinée. Jouant sur la gamme du jaune et du vert pour souligner les effets du réchauffement, le coloriste donne le ton de l'atmosphère régnant sur Terre.
Silent Jenny conclut en apothéose le triptyque de Mathieu Bablet dédié à l'exploration des registres majeurs de la science-fiction. En grand amoureux du genre, cet artiste a su livrer un récit magistral, tout en finesse et en beauté. À lire absolument !
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