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Enquête dans la Jungle éditoriale

Entretien avec Moïse Kissous

Propos Recueillis par L. Cirade et L. Gianati Interview 11/05/2023 à 09:40 5081 visiteurs

Il est difficile de comparer aujourd'hui les éditions Jungle à ce qu'elles étaient il y a 20 ans. Parfois montrées du doigt pour leur manque de créativité ou par des achats de licence pas toujours de très bon goût, elles ont su évoluer pour devenir un acteur important du 9ème Art dont on vante désormais ses qualités. Loin de renier le passé,  leur créateur, Moïse Kissous, réouvre la boîte aux souvenirs et dresse le parcours d'une entreprise éditoriale qui a su se remettre en question et évoluer avec son temps. 


La création des éditions Jungle remonte à 2003. Quelles étaient alors vos motivations ?

Moïse Kissous : Je venais du groupe Publicis. J’y avais passé neuf ans et j'étais directeur international d’une de ses filiales. Je savais que je ne voulais pas rester indéfiniment dans la communication mais le fait est que je voyageais beaucoup et que j’aimais cet aspect de mon travail. Quand je suis entré dans la publicité, je m’étais dit que je ne ferais ça que quelques années, que j’apprendrais des choses et que je partirais à trente ans maximum. Deux ans avant 2003, je commençais à réfléchir à ce que j’avais envie de faire. Le domaine du livre m'intéressait mais pas forcément celui de la bande dessinée. J’ai eu une première activité d’édition à partir de 2002 où je publiais des livres qui étaient des livres-enquêtes, des livres-documents sur le monde du travail. J’ai également organisé un concours de nouvelles avec l’ANPE pour parler de ce genre de choses. Je commence donc à publier ces livres qui ne sont pas des livres illustrés. Je travaillais avec des journalistes et on a même eu la couverture du Nouvel Obs. Mes enquêtes portaient sur des sujets comme la responsabilité sociale, les problématiques du plafond de verre, les discriminations… J’avais un tout petit diffuseur, le seul qui avait accepté de me diffuser d’ailleurs, venant de nulle part et qui ne connaissait personne dans l’édition. Les livres étaient tirés à 500 ou 600 exemplaires et ne marchaient pas du tout. Ils étaient invisibles, rangés de suite et ne prenaient pas de place sur l’étal. 

La situation commençait à me stresser jusqu’au jour où je vois à la télé Caméra Café. Je me dis alors que cette série télévisée parle du monde du travail et que je peux peut-être aussi trouver une manière plus attractive et plus sympathique d'en parler. J’ai eu un flash en me disant que je devais faire de la bande dessinée. Évidemment, ce flash n'est pas venu de nulle-part, j'étais un lecteur de bande dessinée durant ma jeunesse et mon adolescence et j’avais arrêté lors de mon entrée dans le monde du travail. J'étais surtout un grand amateur de Gotlib, de Goscinny et de Franquin. Toute cette fibre là de la BD d’humour, c'était mon truc. J'étais abonné à Tintin, à Spirou, j'étais fan de Thorgal, je lisais Pif Gadget régulièrement et aussi Docteur Justice. Passionné d’Histoire, je lisais aussi Vécu de chez GlénatJ’avais une bibliothèque à deux cents mètres de chez moi et mon grand jeu était de lire un maximum de livres et de BD. Je lisais les deux, toujours, romans et bandes dessinées. J’en ai été imprégné de 6 à 20 ans.  Pour revenir à Caméra Café, j'ai remarqué que cette série avait une écriture très BD. C'était l'un des premiers programmes courts humoristiques, avec Un Gars, une fille un peu avant. Ces séries étaient des phénomènes de société à l’époque, ça marchait fort. À l’époque, j’avais contacté le producteur de Caméra café, je lui avais dit que j'étais éditeur et que je voulais en faire une bande dessinée. Tout a démarré comme ça. Le producteur était sympa alors qu'il aurait pu se méfier et me demander d’où je venais et ce que j’avais déjà publié. Il a trouvé l’idée marrante et m’a demandé de revenir avec quelque chose de concret. J’ai trouvé des auteurs via internet et j’ai recruté comme ça Georges Van Linthout, Didgé et Stibane. Georges était un auteur de qualité et Didgé faisait beaucoup de choses à l’époque que j’avais lues quand j'étais gamin dans Tintin. Il y avait très peu d’auteurs à l’époque sur internet et c'est un peu pour ça aussi que je les ai contactés au départ, parce qu’ils faisaient partie des rares à y être présents. Ils habitaient à Liège; moi à Paris et ils ont bien voulu venir jusqu’à Lille. On a pris un verre dans un café un peu miteux du coté de la gare. Je leur ai parlé de Caméra café en leur décrivant cette série très populaire qu’ils ne connaissaient pas parce qu’ils ne regardaient pas la télé et que ça marchait de toutes façons moins fort en Belgique qu’en France. Ils ont été sympas, ils m’ont fait confiance et m’ont dit qu’ils allaient travailler dessus. Ils ont fait des essais et je suis retourné voir le producteur avec mon oncle qui était directeur financier. 

Par la suite, je suis revenu avec des planches, des épisodes variés, et j’ai rencontré le directeur artistique qui m’a dit que c'était vachement bien. Il a alors passé un coup de fil et Bruno Solo et Yvan Le Bolloc'h, qui étaient en train de bosser,  sont venus voir les planches. Ils ont trouvé ça génial et ont dit qu’il faudrait vraiment le faire. Bruno, qui est un vrai amateur de bande dessinée, avait un regard avisé et a tout de suite dit ce qui était bien ou moins bien. Il a été d'accord pour qu’on crée des histoires et des scénarios inédits. Il n’y avait pas un scénario ou une planche qui partait sans son regard ou ses commentaires. Par moments, ça rendait mes camarades auteurs un peu nerveux et il a fallu faire preuve de diplomatie en mettant en avant que Bruno était sympa et qu’il les aimait beaucoup. Muni de ce projet, j’ai dit à mon diffuseur que je ne pouvais pas le mettre chez lui parce qu’il m’avait planté tous mes bouquins et que cinq cents exemplaires ce ne serait pas suffisant. J’ai fait le tour de tous les plus gros diffuseurs BD et il n’y en a qu’un qui a trouvé ça prometteur, c'était Flammarion. Il m'a dit qu’il pouvait même faire mieux et me présenter le patron de Casterman et Fluide Glacial qui m’a tout de suite proposé de nous associer. Tout s’est fait en deux mois et on s’est associés avec Casterman. Avec Louis Delas, nous étions très pragmatiques et on a pu trouver un modèle d’association qui allait bien, nous étions associés à 50/50, rémunérés d’une part pour l’apport du projet mais surtout, nous partagions les bénéfices. Eux amenaient tous les fonds, je n’avais pas de trésorerie à gérer et on a fait comme ça deux cent mille ventes, une des meilleures ventes de l’année. Derrière, on a continué la série et surtout développé Jungle vraiment dans toutes ces directions d’adaptations d’univers très connus. 

Comment expliquez-vous le succès de Jungle ?

M.K. : Ça a bien marché, pas seulement parce que l’univers était connu mais parce qu’on proposait des choses de qualité. Nous avions notamment un scénariste, aujourd'hui très connu et très aimé, qui a signé chez nous sous un pseudo et a réalisé des dizaines et des dizaines d’albums. Ça me fait rire parce qu’il y a des gens qui disaient que ce n’était pas terrible alors que c’est une pointure. Les gens n’avaient pas le sentiment d’être floués, de recevoir des bandes dessinées dégradées. Tout n’était pas bon, il y a des choses qu’on a fait parfois un peu trop vite. Caméra café, on aime ou on n’aime pas mais c'était de la bonne BD franco-belge, ce n’était pas innovant ni moderne, mais on faisait du bon boulot. On s'est ensuite lancé dans les dessins animés, on a adapté L’Age de glace et Les Simpson

Pour Les Simpson, c'était un achat. Jungle a grandi très vite parce qu’on avait la chance de s’appuyer sur la capacité financière de Casterman. Je m’occupais d’aller trouver les projets, de les lancer, de trouver les auteurs qui bossaient avec nous. On était, contrairement à aujourd'hui, dans un mode de commande. On demandait aux auteurs de se glisser dans l’univers à adapter, charge à eux de le restituer le plus fidèlement possible. La maison a connu un franc succès. J'étais content de faire ça mais je voyais bien que c'était une espèce de course permanente où il fallait trouver le nouveau truc qui marche. C'était toujours le coût qui primait. Ça m’a amusé quelques années mais, au bout d’un moment, j’avais un peu envie d’autre chose. Etant associé à Casterman, j’avais accès à tout ce qu’ils faisaient. Je découvrais notamment leur collection Ecritures que j'appréciais particulièrement. Malheureusement, je ne pouvais pas développer ce genre de choses chez Jungle car dans le deal avec Casterman, ils m’avaient dit de ne faire que ce que je faisais jusqu’à présent. Il n’y avait pas possibilité de sortir de cette spécialisation-là qu’avait Jungle. En 2011, Les Simpson a été la série la plus vendue en France devant Asterix et Tintin. Ce succès aidant, j’ai obtenu de Louis Delas la possibilité de développer aussi quelques créations. Une des premières créations originales, et qui continue aujourd'hui d’être un gros succès, a été la série Mistinguette. On en est au treizième tome avec un million deux cents mille albums vendus. C’est une série qui a vraiment trouvé son public et qui a réussi à continuer à vivre, même au bout de douze ans. L’héroïne a quinze ou seize ans et elle est restée dans un genre de capsule spatiotemporelle dont elle n’est pas sortie. Malgré tout, on voit bien que par transmission les nouvelles générations s’emparent de l’univers. Ainsi, en 2011 je commence à sortir quelques créations originales de BD avec l’aide de ma collaboratrice avec moi depuis dix-huit ans, Estelle Dumesnil. On a aussi développé des parodies notamment la première, La Guerre du retour contre attaque qui eut son succès à l’époque aussi. En 2010, je décide de lancer une autre maison en parallèle, ma maison, Steinkis. L’idée était de faire plusieurs choses : du roman graphique, des documents et des romans. Les premières bribes de Steinkis sont une première bande dessinée qui s’appelle Comment comprendre Israël en soixante jours de Sarah Glidden, une américaine qui s’est rendue là-bas et publie un propos intéressant et équilibré sur la vision du pays. Par la suite, on élargit et on pousse toujours dans l’idée de faciliter la compréhension et le dialogue. On voulait proposer des bandes dessinées qui permettent aux gens de comprendre d’autres cultures, d’autres façons de fonctionner et de penser. On a développé des biographies de personnalités remarquables aux parcours intéressants, parfois connus, parfois moins. 

Puis, en 2013, Flammarion est revendu à Gallimard…

M.K. : Flammarion étant la maison mère de Casterman, je dis à Gallimard que Jungle n’est pas essentiel pour eux et que je souhaite le récupérer pour l’emmener dans une toute autre direction. Louis Delas étant sur le départ et sur le point de rejoindre son groupe familial, L’Ecole des loisirs, puis de lancer Rue de Sèvres, je n’avais plus l’interlocuteur avec lequel j’avais une affinité particulière. Je n’ai rien contre Charlotte Gallimard, au contraire, mais j'ai racheté leurs parts et j’ai dû m’endetter sur sept ans. Ce qui était surtout compliqué, c’est qu’en 2012, Les Simpson étaient vraiment la très grosse partie de notre activité, 85% pour tout vous dire, et les ventes étaient majoritairement de la grande surface alimentaire ou spécialisée. 

On repartait presque de zéro en recréant une maison, à part Mistinguette et Le Retour de la guerre contre-attaque qui représentaient la ligne de ce que j’avais envie de développer. J’ai dû recruter pour prendre en main la gestion car, même si j’avais des éditrices qui m’étaient rattachées, tout le reste des équipes était apporté par Casterman. J’ai monté une équipe en 2013, on a acheté un système de gestion pour pouvoir gérer les droits sérieusement, ce qui est essentiel pour les auteurs et pour notre propre comptabilité. J'avais deux éditrices chez Jungle et on en a recruté une troisième, l’objectif étant de développer le plus possible des projets de création tout en gardant un axe d’adaptation, mais cette fois-ci littéraire de romans jeunesse. Assez rapidement, on a développé des séries comme Les Filles au chocolat ou Enola Holmes. Ce sont devenus de très gros succès également, avant même que ce soit sur Netflix pour Enola Holmes. La difficulté pour nous a été en 2013 de dire que Jungle c'était de la création et qu’on allait accompagner les auteurs. Encore fallait-il que les auteurs nous rejoignent... Au début, on a donc beaucoup travaillé avec de jeunes auteurs qui pouvaient être issus du roman ou du dessin animé et qui avaient envie de s’emparer de la bande dessinée. Par exemple, Enola Holmes était le deuxième album de Serena Blasco et pour Mistinguette Amandine avait fait très peu de publications avant. Petit à petit, les auteurs se sont rendus compte que la maison avait totalement changé. Cela a pris des années parce que pendant longtemps, les gens avaient en tête le Jungle d’avant et n’avaient pas pris conscience du changement. Finalement, ça ne fait que quatre ou cinq ans que les perceptions ont commencé à évoluer très sérieusement. On a reçu des prix à Angoulême, on a été primés aux Etats-Unis, les libraires commençaient à vraiment bien prescrire nos livres et par rapport à ça, nos aventures en librairies ont enfin démarré. Parallèlement, on a développé tout un tas de séries originales propres dont on a commencé à en récolter les fruits dans les cinq dernières années. Il y a dix ans, la majorité de nos ventes se faisaient en grande surface sur des séries. Aujourd'hui, on a une douzaine de séries qui représentent 70% de notre activité. Aujourd'hui, on a aussi des revenus de droits à l’étranger ou sur de l’audiovisuel. On a mis du temps parce que c’est nécessaire pour changer totalement de modèle, on a complètement pivoté et on a atteint aujourd'hui ce que je voulais. La mue est achevée. On fait actuellement encore un ou deux projets par an qui peuvent être associés à des personnalités ou à des univers connus mais ce n’est pas du tout notre obsession ni notre objectif. Chez Jungle, on a une stabilité de production, on sort une soixantaine de nouveautés par an et c’est la même chose depuis cinq ou six ans. Cette année, on va en avoir plus parce qu’on va avoir des éditions spéciales pour fêter les vingt ans de Jungle. 

Est-ce le lectorat qui vous a poussé à faire évoluer les éditions Jungle ?

M. K. : Non, c’est moi. Je ne renie en rien ce que j’ai fait les dix premières années, c'était plaisant et sympathique mais ce n’était pas assez riche. J’avais envie de toucher à l’accompagnement de l’auteur, de la production, de développer des choses différentes et de ne pas être toujours à la remorque d’univers déjà édités, c'était frustrant. L’idée était de créer nos propres univers et nos propres séries. Quand j’ai vu qu’on n’avait pas de complexes à avoir, qu’on arrivait à développer des séries comme Mistinguette, ça a été un encouragement. J’avais aussi des éditrices qui avaient cette même envie, on a tous dû changer un peu notre modèle, notre façon de bosser. En même temps, ça correspondait à une envie très forte. En 2013, on faisait principalement de l'humour et de la jeunesse chez Jungle. L'humour est resté présent mais on a surtout accentué sur la BD jeunesse parce que je trouvais que l’offre était quand-même assez limitée. On trouvait alors à l'époque essentiellement des séries patrimoniales. Je n’ai rien contre mais il fallait que l’on puisse proposer autre chose à nos enfants. Je ne dis pas qu’il n’y en avait pas du tout, il y avait déjà Titeuf avec Zep. Néanmoins, en 2010, cet univers avait déjà commencé à baisser et il n’y en avait pas beaucoup d’autres sur le marché à part peut-être Les Sisters. J'étais alors jeune père de famille et je me désolais de n’avoir pas d’autres choses à proposer à mes enfants. C’est aussi pour ça que chez Jungle, au départ, on a poussé la collection Miss Jungle pour proposer de nouvelles héroïnes. J'étais content d’amener à ma fille des héroïnes qu’elle pouvait découvrir et lire, à coté des Sisters ou de Lou ! qui existaient déjà mais qui étaient un peu seules. Faire évoluer Jungle a évidemment été un choix difficile sur le plan économique. Les licences, quand ça marche, ça peut marcher très fort et très vite. À l’époque, on avait beaucoup d’albums qu’on mettait en place à 30, 50, 100.000 exemplaires. Scènes de ménages, ce sont des albums qu'on a vendus à plus de 100.000 exemplaires, Caméra café, ça a très bien marché, Les Simpson, n’en parlons pas... En revanche, quand vous arrivez avec de la création jeunesse, vous y allez avec de petites mises en places, entre 5.000 et 10.000 dans le meilleur des cas et on construisait au fur et à mesure. On sortait le tome un, puis le tome deux amenait une revente du tome un. Une série comme Mistinguette a commencé avec un tome un vendu à 7.000 exemplaires, on en est maintenant à 120.000 pour le premier tome et 1 200 000 exemplaires pour l'ensemble de la série. Ce sont des modèles où il faut être patient, où on engrange les résultats sur la durée. Ça veut dire que pendant plusieurs années, c'était un combat pour survivre même si on ne le disait pas trop à l’époque. Il y a eu des moments, comme en 2017-2018, où j’ai eu des sueurs froides mais heureusement on a réussi à tenir la barre et à continuer. 

Depuis 2019, ça a été un continuum de croissance parce qu’effectivement on a installé plusieurs nouvelles séries comme La Brigade des cauchemars ou Le Réseau Papillon. C’est là que des auteurs un peu plus confirmés ont commencé à nous rejoindre et où l’on a commencé à en récolter les fruits. On a voulu emmener la jeunesse dans tous les domaines sans rien s'interdire. On a créé la collection Frissons avec La Brigade des cauchemars, on s’est ouverts à la BD jeunesse historique avec Le Réseau Papillon qui est sorti vraiment très peu de temps après Les Enfants de la résistance. Je n’avais aucune volonté de copier Le Lombard mais il y a parfois des bonnes idées qui fleurissent en même temps. Ça n’a pas aussi bien marché que la série du Lombard mais, malgré tout, Le Réseau Papillon est une série solide qui est sur son septième tome et qui plait. On a continué les adaptations de romans, dont une série qui s’appelle Complots à Versailles. Au départ, c'était une série de cinq romans mais, comme les lecteurs voulaient continuer à lire la BD après la fin des romans, on a demandé l’autorisation à Annie Jay de nous composer des scénarios inédits. La série continue donc avec des scénarios que l’on crée indépendamment de la série d’origine. C’est intéressant quand on arrive à prolonger un univers au-delà de ce qu’il était initialement prévu. On a aujourd'hui d’autres séries qui sont encore en développement et en émergence comme Erwan de Yann Cozic et Cédric Mayen. On vient de signer aussi un contrat avec Lucile Thibaudier. On a récemment lancé L’Alchimiste avec Alessandro Barbucci. Clément Lefèvre nous rejoint aussi... L'espèce de barrière que certains auteurs avaient mise à Jungle, jugé trop commercial et trop vide, est en train de tomber. Pour preuve, Jungle parvient aujourd'hui à entrer dans la programmation à Angoulême. Steinkis a eu un chemin complètement différent parce que tout de suite on a eu une adhésion des libraires, des médias et des communautés de lecteurs se sont créées. On a eu beaucoup plus de facilité à accueillir de grands auteurs confirmés chez Steinkis que chez Jungle pendant un moment. J’aime beaucoup cette possibilité d’avoir deux offres différentes. 

Quand on recrute de jeunes talents, le travail d’éditeur a énormément d’importance…

M. K. : Effectivement, on a des éditrices très investies, c’est ce qui fait notre force. C’est ce qui a fait aussi que la plupart travaillent toujours avec nous. Les auteurs sont très contents d’avoir une éditrice investie à leurs cotés. Selon les cas, il faut s’adapter, certains ont besoin de beaucoup d’accompagnement, d’être chouchoutés voire maternés, et d’autres au contraire sont très contents d’avoir des conseils, mais n’ont pas besoin que l’on s’occupe d’eux matin et soir. Le métier des éditrices est justement de s’adapter à chacun et chacune. Ce qui est très chouette aussi c’est qu'aujourd'hui on a plus d’auteurs parce que, justement, on a plus de possibilités entre Jungle, Steinkis, Philéas ou Splash !. Ils passent d’une maison à une autre, d’une collection à une autre. Par exemple, Claire Martin, qui est une des jeunes autrices que l’on a lancée il y a deux ans, a écrit Le Baron perché qui est son premier album. On a été chercher les droits chez les italiens pour Italo Calvino, ça n’a pas été une mince affaire et ça a très bien été accueilli par la critique. Là, on a sorti L’Herbe du Diable, deuxième album qui lui est une création originale accompagnée d’un scénariste et qui rentre dans notre collection Ramdam que l’on a créée chez Jungle il y a deux ans pour proposer des récits, des one-shot pour un public plutôt jeune adulte et adulte. C’est un pas de coté qui est fait par rapport à notre ligne jeunesse en considérant aussi que nos lecteurs qui avaient dix ou quinze ans en 2013 en ont 20 ou 25 aujourd’hui. On veut aussi les accompagner et leur proposer des choses. On touche des lecteurs nettement plus âgés avec Steinkis mais, entre les deux, il nous manquait un espace. Pauline Roland, autrice de la série Qui n’aimait pas chez Splash ! est aussi autrice de la série BD Bonnie and Clo scénarisée par Carbone chez Jungle. On peut passer d’une maison à l’autre sans problème. Elléa Bird, qu’on a d’abord publié chez Jungle avec Le Fantôme de Canterville, est ensuite allée chez Steinkis puis là, elle retourne chez Jungle. Je pense que les auteurs apprécient beaucoup qu’on ne les enferme aucunement dans une case. Ça leur permet en restant dans le même groupe de toucher à plusieurs façons de fonctionner, à plusieurs modes de coopération, c’est enrichissant pour eux aussi. On les accompagne au début, on les fait grandir et on les accompagne plus tard également. En réalité, on a très peu d’auteurs qui partent ailleurs, c’est rare et souvent c’est juste ponctuel. 

Jungle et Steinkis : quelle était l’origine des noms des deux maisons d’édition ?

M. K. : Jungle, c'était pour le coté diversité, la diversité de la jungle, le mouvement avec un coté dynamique, très diversifié, un univers riche. C’est aussi un peu le coté « il faut se battre pour y arriver ». C’est un peu toutes les connotations possibles du mot jungle qui m’avaient donné envie de l’appeler comme ça. Pour Steinkis c’est très simple : c’est la réunion des noms de mes deux parents. L'origine de mon père étant plutôt l’Orient et ma mère plutôt l’Occident, le mélange des cultures représente bien le principe de Steinkis. 

Cette période correspond aussi à la création de Splash ! ...

M. K. : Splash ! a été créé en 2014 mais, pendant trois ou quatre ans, il a un peu suivi le modèle de Jungle première mouture. C'est en 2016-2017 que l'on a lancé la collection des Qui n’aimait pas et que l'on s’est spécialisés. Aujourd'hui, la maison est vraiment concentrée sur cette collection et quelques autres titres, ce qui fait que l’on édite huit à dix titres par an. Ce n’est pas de la bande dessinée mais de l’album illustré jeunesse. 

Vous avez été à l’initiative de la création des 48 heures BD...

M. K. : Oui, l’opération a dix ans. Je l’ai présidée durant huit ans et puis, il y a deux ans, j’ai eu le sentiment de l’avoir menée là où je voulais et j’ai transmis le bâton à François Capuron qui est chez Delcourt et qui s’en occupe très bien. Je suis très content, il y a toujours une dizaine d’éditeurs qui adhèrent au projet.

Cela a-t-il changé quelque chose dans vos relations avec les autres éditeurs ?

M. K. : J’ai toujours eu des relations cordiales avec mes confrères, j’ai toujours cherché des projets fédérateurs. Il y a quand même des types de sujets sur lesquels on peut arriver à bien travailler ensemble et pour les 48 heures BD c'était toujours dans la logique d’ouvrir la BD à toujours plus de monde. Je me disais qu’il y avait beaucoup de gens il y a dix ans qui lisaient peu voire pas de BD et à qui il fallait montrer que l’offre a évolué et qu’elle peut s’adresser à tous. On peut difficilement proposer du roman graphique car ça ne rentrerait pas dans l’opération mais elle propose une large palette de tout type de publications de toutes les maisons. C’est la plus grosse opération de librairie en France, il y a 1500 libraires qui sont associés à l’opération. Nous avons toujours vu un impact, à chaque fois que l’on a mis un premier tome dans l’opération, sur les tomes suivants. Pour Le Réseau Papillon, ça a été un accélérateur pour la série. Et surtout, cette opération qui était au départ avant tout une opération découverte en librairie est devenue aussi une opération où chaque année il y a 350 animations dans toute la France, en librairie, en médiathèque, en école, avec des interventions d’auteurs qui sont évidemment rémunérés pour. 

Concernant les festivités, quels vont être les points forts de 2023 ?

M. K. : Comme souvent dans ce type d’anniversaire, on a dix éditions spéciales qu’on va remettre en avant dans des éditions collector, des tomes un ou des one-shot, c’est un grand classique. On a lancé en janvier un prix BD jeunes talents. Pour ce concours, on avait un jury composé de six auteurs : Maxe l’Hermenier, Amandine, Yomgui, Nicolas Otéro, Hélène Canac et Carbone, deux libraires, une journaliste BD jeunesse, les éditrices Jungle et moi. L’idée est que Jungle va sélectionner cinq à dix lauréats qui seront présentés au jury et le gagnant gagnera la publication chez Jungle avec ses droits une dotation de 5.000€ indépendante de l’avance sur droits. On a communiqué auprès des principales écoles de bandes dessinées avec lesquelles on travaille déjà. On sait que certaines ont bien réagi et diffusé le principe du concours auprès de leurs étudiants. Les participants doivent avoir publié au maximum deux albums et n’avoir jamais été publiés dans une maison du groupe Steinkis. C’est une façon pour nous de réaffirmer notre soutien aux jeunes talents. 

On va aussi organiser le 11 mai une soirée anniversaire qui se déroulera à Paris. Le vendredi 12 et le samedi 13 mai aura lieu dans les locaux de Babélio un festival avec une après-midi pro pour nos auteurs avec des rencontres et des tables rondes sur des tas de sujets. Le lendemain, ce sera un festival grand public où beaucoup de nos auteurs seront présents pour des rencontres et des dédicaces. Un festival Jungle, c’est la première fois que l’on fait ça ! Est-ce qu’on le fera de nouveau après ? On verra, je ne sais pas. Il va y avoir une grosse tournée libraires qui a commencé au mois de mars et qui va se finir en octobre-novembre, partout en France. Cette année, on a surtout un programme incroyable, des choses qui vont être superbes. Clément Lefèvre nous a proposé un très bel album, une adaptation de Peau d’Âne de Cécile Chicault qui va être sublime... On va avoir des choses assez originales en roman graphique plutôt ado avec Les Ambassadeurs de Benoit Broyart et Laurent Richard. On a une nouvelle série Frissons qui va sortir à la fin de l’année, on a associé un auteur polar, Nicolas Tackian, et un auteur BD pour une série très chouette pour les ados qui va s’appeler Traqueurs d’âmes. On a lancé en fin d’année dernière une collection Chimères, de la fantasy jeunesse avec L’Alchimiste, écrit par Nicolas Beuglet, très populaire dans l’univers du polar. On a aussi recruté BrunoWaro qui était plutôt chez Ankama jusqu’à présent et qui vient du monde de l’animation; qui a réalisé Alia. Les deux séries ont vraiment bien démarré. Débuter deux collections avec deux succès c’est chouette. 

Quelques mots sur le projet d'escape book ? 

M. K. : On l’a travaillé avec une équipe de concepteurs-créateurs de jeux qui s’appelle Kaedama, très cotée. Notamment, un des membres de cette équipe est le créateur du jeu Seven Wonders. Donc on a vraiment des pointures du jeu de société qui ont eu envie de s’associer avec nous sur ce projet. Ils ont travaillé avec Yomgui qui est un amateur fou de jeux. Il y a donc un système de planches qui renvoient à d’autres, des énigmes à résoudre, et c’est apparemment très bien foutu. Ça a l’air très chouette, c’est une expérience. C’est une idée de l’éditrice Anne-Charlotte Velge qui elle-même est férue de jeux et comme Yomgui aussi, l’idée a tout de suite suivi son chemin.






Propos Recueillis par L. Cirade et L. Gianati