http://www.actuabd.com/Angouleme-2013-A ... Filippetti
Lettre de Sandro suite au propos de la ministre à Angoulême...
![Bravo [:flocon:2]](./images/smilies/flocon2.gif)
http://sandro.over-blog.com/article-let ... 35042.html
Lettre à Mme Aurélie Filipetti, Ministre de la culture
Madame le Ministre,
Je pose quelques instants plumes, crayons et pinceaux le temps de vous écrire ces quelques mots suite à votre déclaration dans l'interview accordée au site Actua BD.
Je suis auteur BD depuis 10 ans. J'ai actuellement une dizaine d'albums dans ma bibliographie (cela afin de préciser que je ne suis plus un jeune auteur qui débute et recadrer par rapport à la suite de mes propos dans cette lettre). Avant cela, j'ai travaillé quasiment autant d'années comme illustrateur dans l'édition et la communication.
À la lecture de vos propos mes sentiments étaient partagés entre tristesse et colère.
Tristesse et colère de voir que des personnes, soi-disant là pour nous aider et nous défendre, ne connaissent pas la réalité de la situation. Beaucoup, je pense, oublient l'étymologie du mot Ministre qui vient du latin "minister : serviteur, qui aide, qui sert, qui exécute, dérivé de minus, inférieur". Vous êtes pourtant vous-même écrivain et auteur.
Est-ce de l'ignorance, une méconnaissance du dossier, lu en diagonale ou survolé ?
Les sphères politiques et ministérielles sont-elles à ce point déconnectées de la réalité ?
C'est une question que "tout le monde se pose"... Et cela, quel que soit le gouvernement en place... Il semble que le monde politique soit complètement à côté de la réalité, dans un monde parallèle. C'est presque un scénario de BD...
Tristesse et colère d'entendre des propos tels que : "Je pense qu’il n’y a pas de bande dessinée, d’auteurs de bande dessinée, s’il n’y a pas de libraires pour faire aimer et découvrir la richesse de la bande dessinée au lecteur."
Il y a quelques mois, vous affirmiez que "c'est l'éditeur qui fait la littérature"...
Quand considérera-t-on enfin les auteurs... Ne sont-ils pas à la base de la création, que l'éditeur met en page sous forme d'ouvrage, que le diffuseur distribue et que le libraire vend ?...
Allez dire à un agriculteur qu'il n'y a pas de production agricole, d'agriculteurs, s'il n'y a pas de supermarchés pour faire aimer et découvrir la richesse de leurs produits aux consommateurs… Car, en effet, c'est bien le supermarché qui a semé, arrosé, fait pousser, récolté...
Notre situation d'auteur est comparable... Nous vivons des miettes de notre art...
Alors vous dites que tout va bien, qu'il y a 5000 sorties par an, que c'est bien pour la diversité... Pourquoi pas... Mais quelle est la moyenne des ventes par titre ?
Vous dites aussi que la BD ne connaît pas la crise… Alors pourquoi est-ce un argument que nous donne l'éditeur au cours de la négociation pour nous annoncer que le prix de la page et des à-valoir sont à la baisse ?
À titre personnel, suite à un album traditionnel de 46 pages et sa couverture payées 6900,00 € brut en à-valoir pour 6 mois de travail de 5h le matin à 23h (voire plus tard parfois), 7 jours sur 7, l'éditeur m'a proposé de réaliser un autre album mais j'ai refusé en raison des conditions suivantes : "Suite à "La Crise" de l'édition et surtout la baisse des "subventions" pour l'aide à l'édition de la Région, nous ne pourrons pas ou plus continuer à verser des à-valoir pour faire des BDs..."
Accepteriez-vous de travailler dans de telles conditions ?
Depuis dix ans, je ne cesse de voir mes revenus baisser et cela semble se généraliser parmi les auteurs de BD.
On entend parler de la France comme d'un pays exemplaire, il y a des droits, un revenu minimum, une couverture sociale, des aides, les 35 heures, les RTT... Parlons-en… Pendant les 6 mois sus-cités, j'ai gagné à peine plus de 1000,00 € brut par mois... Les horaires : les 35 heures étaient faites en moins de trois jours... Au cours de la réalisation de cet album, j'ai failli raccrocher mes pinceaux et tout laisser tomber. Comment travailler autant pour si peu ?! Quand on a une famille avec trois enfants à charge, une femme en arrêt longue maladie à demi-traitement en attente d'un reclassement qui n'arrive pas car pas de poste disponible... Comment fait-on ?
On s'interroge et on se dit autant aller bosser pour le SMIC dans un supermarché à mettre des boîtes de conserve ou des BDs en rayon (d'ailleurs où est le libraire qui fait découvrir les BDs dans les grandes surfaces ?) au moins je ne ferai que 35 heures, j'aurai des RTT, je gagnerai plus qu'actuellement, j'aurai des congés payés, une bonne couverture sociale, éventuellement droit aux assedic si je perds un jour mon travail... Ah oui parce qu'il faut vous préciser que dans notre profession, les 35 heures, les RTT, les congés payés, les indemnités en cas de non travail, les indemnités du genre celles que touchent les anciens ministres, présidents et autres hommes politique... Eh bien aujourd'hui cela n'existe pas pour un auteur BD... Non, nous ne sommes pas des intermittents du spectacle... Juste des artistes auteurs, intermittents qui en cas de difficultés n'ont droit à rien... Ou presque rien.
Que faire quand des négociations de contrats durent maintenant 6 mois et que pendant ce temps on a pas de travail ? Que faire quand votre éditeur vous paye avec un tel retard que vous êtes sans cesse en train d'essayer de rassurer votre banque, et que vous êtes dans l'incapacité de payer vos charges sociales ? Ce ne sont que des exemples mais des exemples vécus et il y en a tant d'autres...
Aujourd'hui je fais manger ma famille grâce à une association d'entraide (équivalent des restos du cœur) dans ma petite ville provinciale et je vais chercher chaque semaine mon colis alimentaire. Je suis dans une grande précarité même si je garde espoir et qu'il doit y avoir encore pire que moi..
Vous comprendrez donc que je puisse être triste, en colère et choqué par vos propos. Le but de ce courrier n'est pas de parler de mon cas... Mais mon cas est sûrement le même que bien des auteurs et peut-être y en a-t-il de bien pires.
Il n'est jamais bon d'écouter un seul son de cloche, vous avez rencontré les éditeurs, vous allez faire des choses pour les libraires... Bien...
Mais pensez aussi aux auteurs s'il vous plaît, sans eux, il n'y a plus ni éditeurs, ni libraires.
Prenez déjà le temps de regarder le DVD qui vous a été remis au cours du festival d'Angoulême et qui vous permettra peut-être de mieux comprendre les problèmes que rencontrent les "Acteurs" du monde de la BD.
Vous pensez que le numérique peut être une solution... Peut-être pour certains auteurs... Mais, ne nous a-t-on pas déjà suffisamment fait part dans les médias de la crise dans le cinéma, ou la musique à cause du piratage... N'existe-t-il pas une structure appelée Hadopi à cause de tout cela? Le numérique n'en est qu'à son balbutiement dans la BD alors que déjà sur internet on trouve profusion d'albums téléchargeables "gratuitement"... Qu'est que ça sera lorsque cela sera vraiment mis en place...
Allez sur ce site http://avaxhome.ws/comics/BDFR_Listing_ ... uzeau.html
Vous vous rendrez vite compte qu'il est mieux fourni que n'importe quel libraire spécialisé... La différence c'est que là il n'y a pas de problèmes de rayonnage et les albums y sont gratuits... Alors le numérique une solution... Pour qui ? À qui cela rapportera-t-il réellement quelque chose ?
Je ne fais pas de politique, je ne suis militant d'aucun parti, je ne suis pas syndicaliste. Je suis juste auteur de BD et un citoyen français comme les autres.
Je fais un "vrai" métier, je ne dessine pas dans des cases uniquement pour le plaisir (même si c'est un plaisir qui me fait continuer ce métier plus que difficile).
Les auteurs BD sont confrontés à la dure réalité de la vie comme chaque citoyen. Nous ne vivons pas dans un monde merveilleux au milieu de nos personnages.
Alors oui Madame le Ministre, les auteurs de BD et le monde de la BD connaissent la crise.
Alors pour conclure j'ai presque envie de dire :
Moi, auteur de BD, je veux continuer à faire mon métier,
Moi, auteur de BD, je veux pouvoir subvenir aux besoins des miens correctement et pas juste survivre,
Moi, auteur de BD, je veux avoir les mêmes droits que mes concitoyens,
Moi, auteur de BD, je veux être reconnu et pas juste considéré comme quelqu'un qui s'amuse à dessiner des petits Mickey dans des cases.
Moi, auteur de BD, je veux obtenir des droits et des couvertures sociales dignes de ce nom qui me permettraient de faire face devant la précarité de notre travail.
Moi, auteur de BD, je veux être respecté.
Moi, auteur de BD, je veux être entendu pas mon Ministre de tutelle.
Moi, auteur de BD, ... la liste peut être encore très longue...
Madame le Ministre, revenez un instant à la réalité et sortez un peu de votre "bulle" s'il vous plaît. Est-ce si difficile de voir la réalité en face ?
Voyez quelle est la triste réalité de notre profession, rencontrez des auteurs, le SNAC, le "droit du serf", l'ADABD... Allez voir des petits festivals de BD (il y en a partout en France tous les week-ends). Ne vous cantonnez pas uniquement à celui du livre à Paris ou à celui d'Angoulême, ils ne sont pas le reflet de notre profession.
Votre collègue et Ministre de l'intérieur, Manuel Valls, annonçait aujourd'hui sur Europe 1 : "Le Gouvernement est particulièrement attentif à la détresse sociale"... Mardi il disait : "Nous sommes là pour trouver des solutions"...
Belles phrases politiques... Elle n'ont quand même pas été dites uniquement dans le but de chatouiller les oreilles et éteindre les tensions sociales plus que palpable dues à la crise dans notre pays...
Avec tout le respect que je vous dois, j'espère être entendu et que de nombreux auteurs vous feront part de la réalité que nous rencontrons chaque jour, afin que cela vous interpelle et vous fasse réagir afin de nous aider... Car c'est là, semble-t-il, ce que vous êtes censée faire... Pour que continue notre beau métier.
Je vous prie de recevoir, Madame le Ministre, l'expression de mes sentiments les meilleurs.
Sandro Masin
Auteur BD - Illustrateur