de chris24 » 24/02/2017 14:29
Bien que l'auteur soit d'origine turque et qu'il vive au Danemark, j'ai préféré ouvrir ce sujet dans la section "BD alternative". Le style fait vraiment plus "roman graphique" que "comics".
Première chose à noter quand on a l'objet en main, Presque Lune nous offre une très belle édition à mettre à l'honneur : un dos toilé avec un marquage à chaud, un joli papier ivoire (Munken pure ?), une magnifique et hypnotique couverture, et presque une centaine de planches pour le tarif très raisonnable de 18 €.
Si l'objet attire et invite à la lecture, "Déserteur" n'est pour autant pas facile d'accès.
1er tome d'une trilogie autobiographique sur le destin d'une famille turco-arménienne. L'auteur mélange points de vue présent, flashback et pensées mises en scène, sans qu'il soit toujours facile de suivre cette trame narrative qui semble décousue de prime abord et qui finit par apparaitre seulement au fil de la lecture. Le dessin aussi complique la donne avec notamment des personnages qui se ressemblent un peu trop parfois. La voix off enfin, omniprésente, très "ambiance" et intimiste, assez pesante. "Déserteur" ne se lit pas sans effort.
Graphiquement ça claque fort. Immédiatement j'ai pensé à un parfait mélange du trait léger et faussement hésitant de Bastien Vivès et de l'encrage puissant et les déformations organiques et oppressantes de David.B. Parfois surréaliste, parfois à la limite de l'abstrait, le dessin est talentueux et à forte personnalité. Le découpage des cases original et audacieux, avec la multiplications de toutes petites cases.
Le thème, lourd et pesant, est traité sur la forme comme sur le fond comme une sorte de malaise envahissant. Le personnage principal sombre dans un univers kafkaïen à la limite de la folie, comme une sorte de transcription de la folie des événements qu'il subit, que ce soit au sein de sa famille, comme au sein de son village ou de son pays. Autour de lui le décor se déforme, se tord, les visages des militaires deviennent cagoulés, les "sans-noms" obéissant aveuglément, perdant leur identité et leur humanité. Les formes deviennent menaçantes, inquiétantes, envahissantes. Les blessures gagnent en monstruosité, semblant enfler elles-aussi de la folie ambiante. A quasiment toutes les pages revient le cercle, que ce soit le soleil, le rond des yeux sans âme des militaires, un objet ou élément du décor, créant une sorte de leitmotiv visuel et graphique envahissant et dérangeant...
"Déserteur" laisse l'impression d' "en avoir lourd sur la patate". Un album engagé, torturé, témoignage de cette folie qui laissera des cicatrices sans doute à jamais mal refermées au sein de cette famille.
Dernière édition par
chris24 le 09/12/2018 19:29, édité 1 fois.
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« Dans un art narratif, le plus important c'est la narration. Le dessin est là pour être un outil par rapport à cette narration » Bastien Vivès
« Le monde est une immense roue en mouvement. Il faut être fou pour courir dans une roue » Jérémie Moreau