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Saison Brune ou la fin d'un monde

Entretien avec Philippe Squarzoni

Propos recueillis par L. Gianati Interview 10/04/2012 à 19:31 7585 visiteurs
"Quelques pages consacrées aux questions d'environnement, en complément de Dol". Voilà ce qu'aurait dû être Saison Brune, cet imposant pavé de presque 500 pages, récemment publié par les éditions Delcourt. Mais Philippe Squarzoni s'est très vite rendu compte que le réchauffement climatique, désormais solidement ancré dans l'inconscient collectif, ne se limitait pas à quelques formules toutes faites et autant de conclusions rapidement trouvées. Après six années de travail, de recherches d'information, de conception, d'interviews, il livre un album abouti, formidablement documenté, mais surtout terriblement humain.

À quel moment vous êtes-vous rendu compte que Saison Brune n’allait pas être un simple addendum à Dol mais un livre à part entière ?

Je l'ai réalisé assez rapidement en fait. J'étais effectivement en train de finir Dol, et je voulais consacrer quelques pages au bilan des politiques menées par la Droite sur les questions d'environnement. J'ai donc commencé à me documenter un peu, particulièrement sur la question du changement climatique. J'ai lu le dernier résumé pour décideur du rapport du Giec, acheté quelques livres, notamment L'avenir climatique de Jancovici, qui est à la fois très complet sur l'aspect scientifique et d'une grande limpidité. Et c'est vite devenu très clair : non seulement quelques pages sur le réchauffement ne suffiraient pas, mais l'inquiétude nouvelle que j'éprouvais suite à mes lectures prenait la forme de cette petite présence insistante ... qui finit souvent par devenir un livre.

Avant de commencer l’écriture de Saison Brune, vous attendiez-vous à découvrir une situation aussi alarmante ?

Oui et non. J'avais bien conscience, comme probablement chacun d'entre nous, que le réchauffement climatique était un problème très important. Mais sans savoir précisément de quoi il retournait. Et c'est là toute la différence. Ce qui a réellement changé entre le moment où je n'avais pas encore fait ces lectures, et le moment où j'en savais un peu plus, ce n'est pas tant le degré de gravité que j'attribuais au problème, qu'une connaissance plus précise de la nature du bouleversement à venir. C'est un peu comme de savoir qu'il ne faut pas poser la main sur le fer à repasser parce que vos parents vous l'ont dit. Ou de savoir qu'il ne faut pas le faire parce que vous venez de vous y brûler. La perception de la gravité du danger est plus aiguë dans un cas que dans l'autre. Et c'est vrai que les lectures que j'ai faites à ce moment-là ont agi un peu comme une brûlure.

Comment avez-vous abordé ce colossal travail de recherche ? Quelle porte avez-vous poussée en premier ?

Le démarrage a été assez long, et s'est étalé sur plusieurs années. Ça n'est pas raconté dans Saison Brune, parce que ça n'est pas le propos, mais c'est vrai que ce livre a connu plusieurs faux départs. La principale difficulté était économique : pour pouvoir consacrer plusieurs mois aux lectures préalables et à la documentation, il faut avoir un éditeur qui vous accompagne financièrement. Et pour avoir un éditeur, il faut lui proposer un synopsis. Mais pour pouvoir rédiger un synopsis... il faut avoir fait ce travail de documentation. Donc j'ai dû abandonner deux fois le projet en cours de route. J'ai réalisé Un après-midi un peu couvert, pendant une de ces interruptions. Mais le projet continuait à me travailler. J'y pensais, je notais des idées, je continuais à lire des bouquins sur le sujet, et l'album se structurait dans ma tête. Suffisamment en tout cas pour que je puisse rédiger une présentation à peu près acceptable. Ensuite, à partir du moment où les éditions Delcourt ont été de la partie, j'ai pu véritablement me consacrer à cet album. Et j'ai passé les dix premiers mois à poursuivre mes lectures, à faire des interviews de spécialistes sur différentes questions. Et Saison Brune doit énormément au travail des scientifiques ou des journalistes qui ont écrit des livres sur ces questions, ou qui sont interviewés dans l'album, et qui en ont fourni la matière principale. Mais, aujourd'hui, je réalise aussi que l'album a probablement bénéficié de cette longue gestation, parce que quand j'ai vraiment pu attaquer le travail, j'avais beaucoup plus de recul.

Une fois ce travail de recherches effectué, comment avez-vous organisé l’ensemble des informations ? Le découpage en six chapitres a-t-il été, d’emblée, une évidence ?

Ça, je ne m'en rappelle pas très bien. Je savais dès le départ que je voulais séparer très nettement la partie scientifique du livre de la dimension politique. Parce que je ne voulais pas que les interviewés du Giec soient entraînés malgré eux dans des considérations politiques sur lesquelles ils n'ont pas, en tant que membres du Giec, à se prononcer. Je ne voulais pas que ça puisse leur être reproché. Ensuite, je crois qu'il y avait une logique assez naturelle à dérouler le livre dans l'ordre suivant : le constat scientifique – les conséquences à venir – la dimension politique et économique. Et, d'une certaine façon, c'est aussi l'ordre suivi par les rapports du Giec. Sauf que j'y ajoute la dimension personnelle, avec les questionnements que se pose le narrateur.

Comment avez-vous trouvé le bon dosage entre l’abondance de textes, nécessaires pour la compréhension, et les images, parfois très contemplatives, qui viennent chatouiller la fibre émotionnelle ?

C'est là, je pense, que j'ai le plus bénéficié des deux ans pendant lesquels le livre s'élaborait doucement sans que j'y travaille véritablement. Parce que la plupart de ces scènes dont vous parlez, qui viennent s'intercaler dans le livre entre les analyses scientifiques ou les considérations politiques me sont venues pendant ces deux années. Je pense que c'est là aussi que j'ai commencé à ressentir cette proximité entre l'inquiétude liée au réchauffement climatique, et celle plus personnelle liée au temps qui passe Et j'ai eu du temps pour réfléchir à comment exprimer cela sans faire preuve de mauvais goût, parce que ça n'était pas nécessairement la chose la plus évidente à faire. Alors j'avais scotché de grandes feuilles de papiers les unes aux autres, divisées en six parties, avec des post-it de couleurs différentes suivant les thèmes (origine des émissions, conséquences, alternatives, passage plus personnel...) ou la façon dont ils seraient traités (interview, voix-off, dialogue...) et je les disposais sur ce plan pour élaborer le schéma du livre. Ça m'aidait à voir comment s'organisait l'album, comment alterner les passages et quel type de narration choisir suivant les moments.

Quelques pages sont consacrées aux climatosceptiques, dont Claude Allègre. Au-delà de leurs convictions, quelles sont, d’après vous, leurs motivations ?

Elles sont probablement assez diverses. Aux États-Unis, la plupart des climatosceptiques sont liés aux lobbies industriels, notamment aux compagnies pétrolières. Ce sont très clairement des "marchands de doute". Ce sont les mêmes qui travaillaient pour les industriels de la cigarette et cherchaient à faire croire que le tabac n'est pas nocif pour la santé. En France, c'est un peu différent. Il n'y a pas vraiment de liens financiers qui relient les climatosceptiques aux grandes compagnies énergétiques. Ce sont surtout des scientifiques, isolés, issus des sciences de la terre, souvent des géographes, qui portent un regard soit malhonnête, soit biaisé sur la question. Et le problème vient probablement de l'histoire des disciplines scientifiques, de l'idéologie aussi, et puis de la personnalité de certains individus qui cherchent une existence médiatique. Stéphane Foucard et Sylvestre Huet ont écrit des livres très intéressants sur cette question. Ils ont fait des enquêtes détaillées et systématiques sur les écrits de Claude Allègre par exemple, montrant qu'il cite des articles qui n'existent pas, invente des scientifiques, déforme les courbes qu'il reproduit...

Au détour d’une planche, on aperçoit La Parabole des aveugles de Pieter Bruegel et leur chute inéluctable. N’y a-t-il pas de pire aveugle que celui qui ne veut pas voir ?

J'espère que notre chute n'est pas inéluctable. Même s'il faudrait détailler ce que signifie le mot "chute". Parce que ce qui se prépare, ça n'est pas la fin du monde. Ce que dit Saison Brune, ça n'est pas "On va tous mourir." Le réchauffement ne va pas rendre la planète inhabitable, mais il va déstabiliser en profondeur nos sociétés, bouleverser nos civilisations, et je crois que les conséquences de la crise climatique seront essentiellement sociales et politiques. Alors pour revenir à votre question, je ne pense pas notre chute inéluctable. Par contre, c'est vrai que nous marchons vers la crise en toute connaissance de cause. Nous nous dirigeons vers elle, alors même que nous savons ce qui nous attend. Et, effectivement, il y a là une forme d'aveuglement volontaire qui est assez dramatique.

À quelques semaines du premier tour des élections présidentielles, Eva Joly est créditée d’environ 2% d’intentions de vote. Comment expliquez-vous un tel score alors, qu’en Allemagne par exemple, les Verts sont très bien représentés dans le paysage politique ?

Je ne sais pas vraiment pourquoi Eva Joly est aussi bas dans les sondages. Il y a probablement quelque chose qui tient à sa personne, qui apparemment ne semble pas plaire à l'opinion. Et ceci illustre aussi à quelle point la campagne actuelle, incroyablement futile, est axée sur la personnalité des candidats et non sur leur programme. Et puis il est probable aussi que la contagion de la crise des subprimes à la crise des dettes publiques a cristallisé une inquiétude autour des questions économiques, et que la question environnementale passe alors au second plan. Parce que je pense que les préoccupations écologiques sont vécues comme des préoccupations qui coûtent cher, qui vont à l'inverse d'une certaine idée de l'efficacité économique. Et donc on s'en occupera quand l'économie le permettra. Quand ça ira mieux. Et l'idée que crise sociale et crise écologique sont intimement liées, qu'elles viennent des mêmes logiques (productivisme, croissance...) et que pour les résoudre il faut s'en prendre aux mêmes politiques, cette idée ne semble pas encore avoir fait son chemin.

Depuis 2006, les choses ont-elles évolué, selon vous, en termes de prise de conscience de la population ou de mise en place d’actions politiques efficaces ?

Lors de la dernière élection présidentielle la question environnementale était très présente. Ça n'est plus le cas. J'aurais donc tendance à penser que les choses ont plutôt involué pour ce qui est de la prise de conscience. Quant aux politiques menées, que ce soit en terme de réduction des émissions ou d'adaptation aux changements inéluctables, le bilan est très très mince, voire négatif. Il y a eu beaucoup d'effet d'annonce, en tout cas au début du mandat de Sarkozy. Et cet affichage non seulement n'a pas débouché sur des changements concrets, mais pire encore, il permet désormais de ne rien faire. Et le Grenelle de l'environnement est emblématique de ça. Vous faites une grande messe écolo-spectaculaire, qui va se déliter lentement, discrètement, sur plusieurs années, et ensuite vous pouvez affirmer "l'environnement, ça commence à bien faire". Il ne faut jamais oublier que Nicolas Sarkozy est entouré de conseillers venus de la publicité, et il manie comme personne cette technique qui consiste à vendre un produit en affirmant exactement l'inverse de ce qui vous est vendu. Les publicités pour les lignes de vêtements de jeunes soulignent combien votre look sera unique si vous vous habillez comme tous les autres. Les 4X4 sont systématiquement "verts" , "responsables" et procurent un "plaisir durable". Et Nicolas Sarkozy se réclame de Blum et Jaurès pour baisser les impôts des plus riches. En matière d'environnement, sa politique a été de même nature.

Et vous ? En quoi l’écriture de ce livre a-t-elle changé votre façon de vivre ou de voir les choses ?

Dans un premier temps j'ai été assez secoué par ce que j'apprenais au fur et à mesure de ma documentation. Et par la contradiction fondamentale entre nos modes de vie et les exigences climatiques. Mais je pense que si la prise de conscience est importante, nécessaire, elle n'est pas suffisante. Parce que ça n'est pas au niveau individuel que les choses se jouent. Ça ne veut pas dire qu'il faille basculer dans le cynisme, et s'autoriser le droit de ne pas faire attention. Je pense qu'à un niveau personnel, il faut essayer d'être en accord avec ses convictions, autant que faire se peut. Et là, c'est à chacun de placer le curseur où il peut. Mais l'ampleur des changements à accomplir dépasse largement nos capacités d'actions individuelles, et les véritables évolutions, si elles doivent se produire, se jouent à un niveau structurel, beaucoup plus large, et relèvent de décisions politiques.

Au-delà du thème principal, le réchauffement climatique, le livre est aussi empreint de nostalgie, déjà entrevue dans Un après-midi un peu couvert, avec le thème de Peter Pan…

Oui, ce thème du temps qui passe, qui était au cœur d'Un après-midi un peu couvert imprègne également Saison Brune. Nous sommes d'une certaine façon dans cette période intermédiaire entre deux moments de notre histoire. Une première période où les richesses naturelles étaient considérées comme infinies, les ressources illimités, la croissance perpétuelle. C'est le temps des promesses. Et nous devons basculer dans une deuxième période, où s'imposeront les contraintes climatiques, l'épuisement des ressources, les limites de la planète. C'est le temps de la finitude. Et je ressentais une forme de proximité entre l'inquiétude liée à cette situation et celle liée au passage de la quarantaine, le basculement dans la deuxième moité de sa vie, celle qui n'ouvrira sur rien, qui est close, finie. Comme disait Valery "le temps du monde fini commence".

À la veille des élections présidentielles, Dol est réédité chez Delcourt. Après le « bilan Raffarin », préparez-vous celui de Fillon ? (sourire)

Non, parce que, d'une certaine façon, c'est déjà fait. Les politiques menées pendant le deuxième mandat de Chirac par Raffarin relèvent de la même logique que celles menées par Sarkozy et Fillon. Les visages ont un peu changé (en tout cas ils ont changé de maroquins ministériels), la rhétorique utilisée a un peu évolué également, mais les politiques sont les mêmes, la direction est identique, et je pense que lire Dol reste complètement d'actualité : toutes les "réformes" menées ces cinq dernières années, les baisses d'impôt, les retraites, la protection sociale... sont exactement de même nature que celles décryptées dans Dol.

Suivront fin mai, toujours chez Delcourt, les rééditions de Garduno, en temps de paix, de Zapata, en temps de guerre et de Torture Blanche. La bande dessinée dite politique, ou engagée, a-t-elle (enfin) trouvé son public en France ?

Je ne sais pas. La bande dessinée a énormément évoluée ces dernières années. Et la bande dessinée autobiographique, ou de reportage, comme on l'appelle parfois à tort, ou documentaire, est beaucoup plus présente. Est-elle pour autant "politique" ? Pas nécessairement. Je lis peu de bande dessinée franco-belge, mais je regarde ce qui sort, et j'ai des sentiments partagés. Autant je me réjouis de voir la variété des tentatives , la diversité des dispositifs utilisés par chacun pour investir le champ du réel, et ouvrir le potentiel narratif de notre mode d'expression, autant je suis surpris de constater à quel point plus cette bande dessinée se réclame "du réel", moins elle est politique. Paradoxalement, la fiction, la bande dessinée de genre, me semble parfois plus à l'aise avec ces thématiques. Et c'est dans les comics de super-héros, comme Authority, les Ultimates, Civil war... que j'ai trouvé le moins de timidité politique.

Quels sont vos projets ?

Je suis en train de travailler à un ouvrage de fiction, justement. Et qui n'aura rien de politique. Mais il est encore un peu tôt pour que je puisse en parler facilement...
Propos recueillis par L. Gianati

Information sur l'album

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