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Square Eyes

Entretien avec Anna Mill et Luke Jones

Propos recueillis par S. Salin Interview 12/12/2020 à 15:01 5874 visiteurs

Architecte ou designer avant d'être dessinatrice ou scénariste, Anna Mill et Luke Jones signent Square Eyes, leur premier album, chez Delcourt. Retour sur la genèse de cette dystopie singulière où il est question de ville augmentée et de technologies de la virtualité.


En 2010, votre nouvelle est récompensée par le prix du nouveau graphique de l'Observer. En 2018, Square Eyes sort. Comment est né votre album et que s'est-il passé pendant ces 8 années ?

Anna Mill : Nous nous sommes rencontrés en école d'architecture et nous avons étudié ensemble dans un studio de Design qui se concentrait sur l'utilisation de l'imagination narrative et qui travaillait ses projets de manière innovante et peu conventionnelle. Notre collaboration s'est concrétisée à la fin de nos études. À cette époque, les gens commençaient à parler de réalité augmentée et nous avons pensé qu’il serait intéressant de considérer ses implications pour la ville, notamment cette capacité à dissoudre l'expérience spatiale conventionnelle en quelque chose d'étrange et de constamment changeant. Dans un sens, ce serait comme vivre à l'intérieur d'un ordinateur - avec des informations numériques qui viennent se superposer sur le monde réel, qui l’incrémente. Ceci est devenu le pitch d’une nouvelle dessinée, qui a donné ensuite Square Eyes.

Luke Jones  : Lorsque nous avons participé au concours Observer, c’était en quelque sorte un projet de vacances d'été. Nous n'avions pas imaginé ce qui allait suivre ! L'idée d'en faire une bande dessinée est venue d’Alex Christofi, un agent littéraire fantastique (et très patient !) qui nous a contactés. Ensemble, nous avons rédigé un synopsis détaillé qui a été accepté par notre éditeur. Au départ, nous pensions en avoir pour environ deux ans, mais les délais ont rapidement dérivé. Notre processus de finalisation de l'écriture et de réalisation des illustrations - Anna sait se montrer très exigeante en matière de rendu graphique - a pris plus de temps que nous ne le pensions.

Et financièrement comment avez-vous fait ?

L.J. : Nous avons reçu une petite avance des éditeurs qui nous a permis d'acheter du matériel décent, mais nous n'avons pas été beaucoup plus loin car nous n’avions pas d’argent de côté. Pour vivre, nous avons pris un job tous les deux et notre album attendait les jours de congé et les week-ends. Cependant, nous y avons travaillé de manière constante pendant huit ans, mais comme aucun de nous n'était prêt à faire des compromis sur quoi que ce soit, cela nous a pris un temps incroyable… 

Quel était votre objectif initial avec cette histoire ? Était-ce toujours le même une fois l'album terminé - en 8 ans, tant de choses peuvent changer - ?

L.J. : Nous n'avions jamais tenté d'écrire une fiction avant cela. Cette inexpérience ne nous a pas permis d’avoir un minimum de distanciation avec notre travail. Quoi qu’il en soit, nous savions que nous voulions essayer de faire une vraie histoire ! Sur le plan du style, nous avons essayé de nous situer entre Blade Runner et The Big Lebowski, ou entre Akira et Ghost World. Nous voulions des images de science-fiction, mais aussi d’une réalité désorganisée autour de personnages qui essaient de résoudre un mystère sans savoir ce qu'ils font. Après avoir créé quelques pages qui nous satisfaisaient, nous avons vite réalisé que l'histoire initiale - sur laquelle nous nous étions engagés auprès de l’éditeur - serait impossible à livrer, car il nous aurait fallu environ 2000 pages et 30 ans pour la terminer…. Nous avons dû faire des choix tout en conservant les parties qui étaient fondamentales à nos yeux : l'idée d'un paysage urbain saturé par la confusion numérique, le passage de la réalité à ses variations augmentées, le mystère de la disparition de la ville, le passé d'inventeur de Fin… Ces coupes franches dans le scénario donnent au récit une continuité quelque peu elliptique et onirique. Finalement, nous aimons beaucoup la façon dont cela fonctionne…

Dans ces conditions, Luke, comment avez-vous écrit votre scénario ?

L.J. : J'écris par étapes. Je pense que l'écriture et le dessin sont des processus qui s’imbriquent. Des scènes peuvent être réécrites après qu'Anna les ait storyboardées, elle a beaucoup d'influence à chaque étape (NDLR : Anna co-signe le scénario). Je commence généralement par travailler l’émotion, l’atmosphère que je veux donner à une séquence. Ensuite, je scénarise, mais avec beaucoup de détails sur les décors, les objets et la technologie. J'esquisse les choses qui me sont importantes et je rassemble des images de référence pour expliquer les idées. En revanche, je ne précise pas les cadrages ou la mise en page comme le font beaucoup d'auteurs de BD, de toute manière, Anna les ignorera ! Elle disposera la page de la manière qui lui semble la plus logique. Il est plus important d'avoir une description fine du sens à donner aux espaces et à l'action. Plus globalement, je conçois l'intrigue et visualise la structure du récit en utilisant des cartes pour explorer les relations entre ses différentes parties. C'est un processus « organique » et assez lent.

Square Eyes porte-t-il une partie de vos propres réflexions sur la ville augmentée, sur la dérive technologique dans la société du futur ?

A.M. : La ville en réalité augmentée pourrait être dans un état de changement constant et d’une infinie variété, un espace d'exploration et de création partagée, mais elle peut être aussi un lieu d'ordre totalitaire, de contrôle de la pensée par la virtualité. Si vous vivez dans un monde où l'illusion est omniprésente, l’utilisation en conscience de cette virtualité est importante, tout comme son contrôle. Êtes-vous un participant créatif ou un consommateur passif ? Aidez-vous à créer le monde, ou êtes-vous simplement fait par lui ?

L.J. : Le monde paranoïaque que nous imaginons dans Square Eyes est une projection du monde dans lequel nous nous trouvons actuellement, avec ses horizons politiques restreints, sa corruption, sa précarité économique et son absence de solidarité…. Tous les bons ingrédients pour faire une dystopie sont déjà là !

Vous vous méfiez de la technologie bien que l’utilisant ?

A.M. : Non, cela ne veut pas dire que nous nous méfions de la technologie. Au contraire, nous l'aimons beaucoup ! Mais les bouleversements qu’elle induit sont liés à l’utilisation qui en est faite plutôt qu’à la technologie en elle-même. La réalité augmentée devrait, comme Minecraft ou Photoshop aujourd'hui, favoriser la création partagée et l'expression de soi. Avec elle, vous pouvez construire sans matériaux ni coût - et la ville, ainsi imaginée, pourrait être vraiment libérée et beaucoup plus attrayante que celle que nous avons aujourd'hui.

Anna, comment gère-t-on un tel album sur la durée ?

A.M. : Psychologiquement, il a été très difficile de maintenir l'enthousiasme, la concentration et l'énergie face à ce projet pendant 8 ans. La seule façon d'y parvenir est d'être complètement naïf quant au temps qu'il faudra et de continuer à se mentir pendant tout ce temps ! Pendant environ 4 ans, j'ai constamment cru que cela ne prendrait que 6 mois de plus…

Pouvez-vous nous préciser votre manière de travailler ?

A.M. : Je fais beaucoup de recherches et de conception, en essayant toujours d'écarter ce qui me vient d'abord à l'esprit afin de trouver une façon plus inhabituelle ou captivante de dessiner ce qui doit être montré. Il y a donc un important travail préparatoire fait de tests conceptuels, d'esquisses, de scènes sous différents angles… jusqu'à ce que je trouve quelque chose d'intéressant. Par exemple, je prends plusieurs photos pour les différentes poses possibles sur une case, donc j'ai maintenant un dossier de photos dans lequel vous pouvez me voir passer de 24 à 32 ans. Je trouve l'étape de la mise en page très difficile, c'est un vrai casse-tête mental pour tout comprendre. C'est un vrai soulagement quand arrive le moment de dessiner. Je trouve apaisant de pouvoir - une fois la phase de conceptualisation terminée - m’asseoir et dessiner pendant des jours.

Comment s'est réalisée votre collaboration avec Luke ?

A.M. : L'histoire et le dessin ont été développés de manière itérative, en tandem tout au long du processus. Nous discutions d'une scène, et Luke écrivait un scénario pendant que je faisais des croquis conceptuels. Ensuite, il y avait une première série de vignettes qui présentait le cadrage, la dynamique qui permettait d’ajuster le scénario, puis une deuxième série de vignettes avec les phylactères, puis des ajustements, à nouveau, sur le scénario et sur les planches... À chaque étape, les raisons de changer diminuent, mais les choses ont continué d’évoluer jusqu'à la date limite d'impression ! Je pense qu'il est très important qu'il s'agisse d'une discussion d’égale à égal entre la dessinatrice et le scénariste – le scénariste est aussi un dessinateur et la dessinatrice est aussi une scénariste, même si l’un utilise les mots et l’autres le dessin.

Quelles techniques avez-vous utilisées ? 

A.M. : Les dessins sont faits au crayon, à la même échelle que celle du livre - je suis devenue obsédée par le fait de toujours avoir un crayon très, très pointu, pour que mes lignes soient super fines et précises. J'aime les techniques traditionnelles de dessin en perspective et je construis toujours mes vues en perspective, manuellement, sur le papier. En procédant ainsi, je peux tricher un peu pour l'effet dramatique, alors que si j'utilisais un logiciel de modélisation 3D pour m'aider, tout cela serait trop parfait ! A cet effet, j'ai des outils de dessin que j'ai réalisé à partir de cartes et d'épingles, pour créer un système de règles pivotantes pour un dessin en perspective plus rapide. Les couleurs, quant à elles, sont réalisées sous Photoshop avec de nombreux calques texturés. Je n'avais pas confiance en ma couleur quand j'ai commencé, alors j'ai étudié les œuvres d'artistes comme Edmund Dulac, Winsor McCay, Ivan Bilibin et Maxfield Parrish, en essayant de comprendre leur manière de travailler les atmosphères et leur dynamique. À ce titre, le livre de James Gurney, Colour and Light, est une introduction essentielle à l'utilisation de la couleur.

Vos professions respectives ont-elles influencé votre scénario, votre dessin ?

A.M. : Square Eyes existait en tant que décor et lieu bien avant qu'il ne devienne une histoire. En tant qu'architectes, nous trouvons que la création de villes est beaucoup plus facile à concevoir que de déterminer comment et pourquoi les gens vont s’approprier la ville. La fonction narrative des objets dans la mise en scène, et le mouvement autour ou à travers l'espace sont des sujets sur lesquels nous avons des idées très précises et bien définies. 

L.J. : Pour nous, les meilleures fictions donnent un sens à leur propre histoire sans avoir à l'énoncer vraiment. Il doit être possible de comprendre la suite des évènements dans la stratigraphie des lieux, dans l'enchaînement des différentes séquences du récit... Il existe à ce sujet une citation célèbre de William Gibson sur "les villes étant comme des tas de compost".  Ainsi, nous avons souvent une idée assez précise des raisons pour lesquelles un endroit particulier (l'appartement d'Eula ou la station de métro, par exemple) est tel qu'il est, et comment il en est arrivé là. Mais nous ne voulons ni n'avons besoin que quelqu'un le dise à haute voix, il est plus amusant d'avoir les preuves silencieuses en arrière-plan et de laisser les personnages les ignorer.

A.M. : Notre expérience en tant que concepteurs est ainsi probablement plus visible dans la construction et le niveau de détail des scènes. Nous aimons vraiment concevoir les lieux d'une manière très spécifique et très élaborée. Nous aimons également remplir la scène avec le plus de choses possible - tout le bric-à-brac et les détritus du monde réel, le chaos de la vie quotidienne. Il y a beaucoup d'histoires miniatures cachées dans la disposition des choses à l'intérieur des espaces, qui vous disent quelque chose d'important sur ce personnage si vous regardez assez attentivement.

Est-ce que Square Eyes est le début d'une carrière dans la bande dessinée ou, plus simplement, une longue parenthèse ?

A.M. : Nous aimerions trouver un moyen d'en faire plus, mais au Royaume-Uni, le modèle économique de la BD rend très difficile, même pour une seule personne, une carrière stable, surtout si vous voulez faire des albums qui demandent autant de travail… La BD ne paye pas le temps qu'il faut pour réaliser un tel album.

L.J. : Nous avons fait une série de nouvelles pour des publications d'architecture et nous avons d'autres projets plus petits sur lesquels nous travaillons. Il est vraiment agréable de passer quelques semaines seulement sur une histoire plutôt que plusieurs années, même si je pense qu'un jour nous aurons oublié à quel point cela était difficile et que nous tenterons à nouveau l’expérience.

A.M. : La production de Square Eyes a été un challenge et nous devons trouver une bien meilleure façon de le faire si nous voulons nous engager dans un autre projet de cette envergure. Mais nous sommes toujours intéressés par la science-fiction et la bande dessinée et nous essayons de trouver des moyens de continuer à y travailler.

Une tournée des librairies et des festivals en France est-elle prévue ?

L.J. : Nous sommes très heureux de la sortie de Square Eyes en France, car la BD y est bien plus importante que son équivalent britannique. Presque chaque année, nous visitons les magasins de BD à Toulouse ; venant du Royaume-Uni, il est tellement surprenant de trouver autant de magasins remplis de BD étonnantes, et nous découvrons toujours quelque chose d'excitant.

A.M. : Nous espérions faire une tournée de promotion, que la pandémie a mise en attente pour le moment, mais peut-être l'année prochaine... !



Propos recueillis par S. Salin

Square Eyes (Delcourt)
Square Eyes

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