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Et l'Homme se fit Dieu...

Entretien avec Mathieu Bablet

Propos recueillis par L. Gianati Interview 09/09/2016 à 10:21 11539 visiteurs

En trois albums seulement, Mathieu Bablet s'est forgé un univers à la fois riche et contemplatif : un trait reconnaissable au premier coup d’œil, des couleurs parfaitement intégrées au récit, un scénario qui oscille entre légendes, science-fiction et considérations contemporaines. Pour accompagner la sortie de Shangri-La, les éditions Ankama rééditent en un seul volume Adrastée, une belle occasion de (re) découvrir l'auteur.


Shangri-La évoque le lieu imaginaire du roman de James Hilton, un endroit serein et de paix mais aussi utopiste…

Mathieu Bablet : Oui, c'est le côté paradis utopiste qui m'intéressait. Une forme d'absolu que les scientifiques dans l'histoire essaient d'atteindre, pour aller au bout de ce que l'humain peut faire, en jouant à Dieu et en créant leur propre paradis originel. Et il se trouve que c'est aussi vraiment une région de Titan ! Le lieu était donc tout indiqué pour y situer l'envoi des homostellaris. De manière plus personnelle, c'est également un lieu qui existe en Chine, à la frontière avec le Tibet, que j'ai visité deux fois et qui m'a profondément marqué.

Pourquoi avoir préféré cette fois un gros one shot plutôt qu’un diptyque comme Adrastée ?

M.B. : Le choix du one-shot n'est pas de moi, mais de Run (Directeur de la collection Label 619 chez Ankama, NDLR). En fait, j'ai proposé au début à l'éditeur un triptyque de 70 pages chacun. Et c'est Run qui a vu les choses en grand, Dès le départ, il m'a proposé de faire un gros pavé, quelque chose d'imposant. Vu la quantité de travail demandée, je ne me serais pas lancé dans un one-shot aussi gros si je n'y avait pas été un peu poussé !

Justement, faire accepter un récit avec une pagination importante dont le thème est une Science-Fiction plus contemplative que spectaculaire ; cela a-t-il été facile, même pour un éditeur aussi ouvert d’esprit qu’Ankama ? (sourire)

M.B. : Disons que quand j'en ai parlé à Run, Adrastée était déjà sorti, donc il savait à quoi s'attendre avec moi. Il a bien compris que le côté contemplatif fait partie de ma narration. Il a juste voulu être sûr que ce ne soit pas « aussi » contemplatif qu'Adrastée, mais ensuite il m'a laissé faire à 100%.

Commencer le récit par un flashback dont on ne comprend la signification qu’à la fin, c’est un moyen de bousculer d’emblée le lecteur ?

M.B. : Oui, histoire d'avoir une introduction marquante. Et puis, dans la construction du scénario, ça me permettait d'avoir un espèce d'effet miroir entre le tout début et la toute fin, avec cette sorte de retour aux sources et à la nature, à une espèce de simplicité oubliée.

Dans Adrastée comme dans Shangri-La, l’Homme veut devenir l’égal d’un dieu, même si c’est involontaire pour le roi d’Hyperborée…

M.B. : Je ne dirais pas que dans Adrastée le roi veuille devenir l'égal d'un dieu. Je dirais simplement qu'il cherche plutôt des raisons à sa place dans le monde qui l'entoure (et qui fait de lui un immortel comme les dieux de l'Olympe). Plus spécifiquement dans Shangri-La, l'homme veut littéralement devenir Dieu oui. Dans cette histoire, j'essaie de montrer avec les expériences sur l'homostellaris les raisons de cette étincelle qui semble animer les hommes et qui les condamne presque à toujours dépasser leur propres limites, quitte à mettre en danger leur propre espèce.

Il y est aussi question de fin du (d’un) monde dans ces deux albums, mais aussi dans La Belle Mort. C’est un thème qui vous hante ?

M.B. : Ce n'est pas vraiment la question de la fin du monde qui m'intéresse, mais plutôt la notion de cycle. Montrer l'aspect cyclique des choses, du monde qui nous entoure mais aussi de la destinée humaine. Quoiqu'on fasse, on fait souvent partie d'un ensemble qu'on a du mal à saisir et qui conditionne notre existence au point qu'il est dur de  trouver un sens à notre présence, et notre liberté dans les choix qui s'offrent à nous pour décider de ce qu'on veut faire de sa vie. Je pense que s'il faut chercher une question qui me hante, c'est plutôt celle-ci.

Réaliser un récit plus contemporain permet en revanche d’aborder des thèmes d’actualité comme le racisme ou les abus d’une société de consommation…

M.B. : Oui, c'est clairement l'héritage des classiques de l'anticipation auquel je me rattache : 1984, Le Meilleur des Mondes, etc... J'aime cet aspect miroir à peine déformant que propose ce genre de récit, et je voulais m'en rapprocher. La science-fiction est le genre parfait pour parler de tous les aspects malades de notre société. Aborder la société de consommation permet finalement de dénoncer beaucoup de travers : la consommation de masse passe forcément par une tentative de normalisation de l'individu/client. C'est donc le conformisme poussé à l'extrême, l'égocentrisme, et finalement la peur de ce qui est différent, hors-norme. Il y avait largement de quoi remplir une histoire avec tout ça !

Vous évitez tout manichéisme en faisant reposer l’histoire sur un équilibre entre le pouvoir en place et la rébellion…

M.B. : Oui, c'était important d'éviter de tomber dans la facilité du manichéisme. Il fallait que les actions de Thianzhu et de la rébellion soient justifiables, au moins pour chacun d'eux. On parle de gens qui veulent décider pour le peuple. Ça implique de faire des choix à la place des personnes concernées : ça ne peut pas être complètement tout bon ou tout mauvais.

Scott navigue d’ailleurs de l’un à l’autre sans conviction définitive : une façon de semer le doute également dans l’esprit du lecteur ?

M.B. : Scott navigue entre ces différents bords, non pas pour semer le doute, mais pour montrer qu'il n'a pas non plus de solution définitive au problème. À la fin, il essaie de ne tomber dans aucun extrême, et décide de faire simplement ce qui est juste : aller éteindre cette sphère d'anti-matière. Et puis, c'est aussi parce que je n'avais pas de réponse définitive non plus à apporter ! Je serais le premier à vouloir changer le monde pour qu'il soit meilleur, ou au moins juste ? Mais sous quelles conditions ? Avec quels moyens ? Le conformisme (Thianzhu)? La ruse (Mister Sunshine)? La force ?… Et peut-on contenter tout le monde ? A t-on le droit de penser ou de choisir pour les autres?

Scott ne se sent bien et serein que dans la contemplation et la solitude. Est-ce également votre cas ? (sourire)

M.B : Oui pour la contemplation, non pour la solitude. Prendre le temps d'être émerveillé par ce qui nous entoure, c'est quelque chose que je trouve fondamental et que j'essaie de partager avec mes récits. Et même si la contemplation est je pense une aventure intérieure, donc personnelle, j'espère faire comprendre dans le récit que Scott se sert de cette solitude pour éviter d'être confronté à une réalité qu'il ne veut pas affronter (comme quand il écourte la dispute avec Aicha au début de l'histoire pour aller se réfugier dans l'espace), et que les autres membre du groupe le forcent, chacun à leur manière, à sortir de cette solitude pour prendre part au monde qui l'entoure, pour prendre position et ne plus être un mouton.

Graphiquement, avez-vous travaillé sur Adrastée et Shangri-La de la même façon ?

M.B. : Même si le style ne change pas fondamentalement, j'ai travaillé différemment pour les deux histoires. Autant pour Adrastée l'encrage avait tendance à disparaître sous beaucoup d'effets de lumières et d'ombres, autant pour Shangri-La, avec les conseils de  Run et Guillaume Singelin, je suis parti sur un encrage plus présent, et une colorisation bien plus simple que dans l'album précédent. Ainsi, j'ai pu jouer avec des grosses masses de noir pour l'espace, avec cette idée de mettre en opposition des intérieurs saturés de détails grouillants et des extérieurs d'un vide abyssal, seulement ponctués de vues de la Terre, gigantesque.

La demeure de Scott dans le désert fait fortement penser à celle de Luke Skywalker sur Tatooine. Hasard ou clin d’œil ?

M.B. : Ah ah, clin d’œil, oui oui ! J'ai pensé à Tatooine en dessinant les premières pages de l'histoire.

Comment abordez-vous les couleurs qui font partie intégrante du récit ?

M.B. : Pour chaque séquence, je ne sais pas forcément à l'avance vers quelle ambiance colorée je vais me tourner. Par contre, j'ai toujours en tête les jeux d'ombres et de lumières dans chaque case, qui m'aideront à mettre tel ou tel élément en évidence.  Au moment de la colorisation, j'essaie de trouver des teintes assez tranchées. La colorisation n'est pas là pour accompagner l'encrage, mais presque pour faire jeu égal avec lui, de telle sorte que je suis parfois à la limite de le faire disparaître au profit de la couleur. C'est, je pense, le secret pour avoir des ambiances fortes.

Le travail éditorial réalisé sur l’intégrale d’Adrastée et Shangri-La, notamment avec les dos toilés, est remarquable. Y avez-vous participé ?

M.B. : Pour tout le travail éditorial, c'est l'équipe du label 619 qu'il faut féliciter. Ce sont eux qui m'ont proposé le grand format, le dos toilé etc... des choses que je n'aurais même pas espérées ! J'ai juste dit bêtement oui à toutes leurs propositions!

L'intégrale d'Adrastée a-t-elle été remaniée par rapport aux albums ?

M.B. : J'ai effectivement fait quelques ajustements de dialogues, principalement à la suite de mes échanges avec les lecteurs, sur quelques points mal compris, ou pas assez clairs. La plus grosse modification est dans le dialogue entre le héros et la reine qui l'a capturé et désire son pouvoir. Je trouve qu'à l'époque le message reflété ne correspondait pas à ce que je pense aujourd'hui. J'ai eu envie de faire ces quelques retouches parce que je sais qu'il faut que je fasse des progrès dans mes dialogues. Là, l'occasion m'était donnée de revenir dessus.


Votre collaboration sur Doggy Bags mise à part, vous signez le scénario, le dessin et les couleurs de vos albums. Est-ce une nécessité pour vous de tout réaliser en solo ? N’avez-vous pas imaginé de collaborer avec un dessinateur et/ou un scénariste ?

M.B. : Depuis quelques temps, je me suis rendu compte que je prenais plus de plaisir à raconter des histoires qu'à les dessiner, de telle sorte que le dessin est devenu “seulement” un moyen, et non plus une finalité. Je ne pense donc pas avoir envie d'illustrer l'histoire d'un autre (sauf histoires courtes comme les Doggy Bags par exemple) : j'aurais l'impression qu'il me manque la partie que je préfère. Par contre, proposer un scénario à un dessinateur, ça j'y réfléchis. Pour le coup, la principale barrière serait d'arriver à ne pas vouloir tout contrôler du processus de création et à apprendre à déléguer un peu !

Après la mythologie et la science-fiction, auriez-envie de vous attaquer à un récit plus réaliste et contemporain ?

M.B. : Mais j'ai l'impression d'écrire des récits contemporains ! Alors oui, ils sont tous saupoudrés d'une couche de fantastique parce que j'aime ça. Pour autant, j'ai l'impression, et même pour un récit se passant pendant l'antiquité grecque, que les questionnements et les réflexions qui animent les personnages sont contemporains. Mais pour répondre correctement à la question, il y a encore trop de genres qui me font envie (fantasy, horreur etc...) pour être prêt à délaisser complètement le fantastique au profit d'un récit exclusivement réaliste.

Quels sont vos projets ?

M.B. : Je ne suis pas encore certain que ce soit mon prochain projet, mais je suis en train d'écrire une histoire sur un groupe d'intelligences artificielles. Pour le coup, le but ne serait pas de questionner les I.A. quant à leur humanité, sujet largement assez débattu. Il s'agit plutôt de vraiment s'inspirer de ce qu'il se passe autour de nous aujourd'hui, avec la robotique chez Google, les premières intelligences déployées par Microsoft, celles qui participent à des concours littéraires au Japon etc... et essayer d'anticiper de manière “réaliste” l'avenir de ces programmes dans notre monde qui est lui même en plein changement (réchauffement climatique, terrorisme etc...). De l'anticipation à très court terme.








Propos recueillis par L. Gianati

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