I
l aura fallu près de vingt ans à Jens Harder pour achever son monumental Grand Récit. Des origines du cosmos jusqu’à notre époque, les trois premiers tomes retraçaient la genèse du monde et l’évolution de l’humanité, s’arrêtant au seuil du futur. Les dernières pages de Beta… Civilisations ouvraient quelques pistes, mais sans franchir le pas.
Avec Gamma… Visions, l’auteur ose enfin imaginer l’avenir – non seulement celui de la Terre, mais celui du cosmos tout entier. Un projet titanesque, confronté à une évidence : nul ne sait ce que demain réserve. Harder assume ses choix narratifs pour dérouler sa prospection. Pas d’apocalypse nucléaire ni de cataclysme céleste venant clore prématurément l’histoire. Le récit déroule son fil jusqu’à l’extrême limite, accomplissant une révolution complète.
Ce quatrième tome s’inscrit dans la cohérence de l’ensemble. L’immersion est totale : un déluge d’images piochées dans différentes strates de l'imaginaire populaire de la science-fiction compose un kaléidoscope hypnotique. Au fil des millénaires, le propos devient de plus en plus hermétique, ce qui est logique. Un citoyen de Babylone serait incapable de comprendre l’époque actuelle ; il en va de même pour un Européen de 2025 confronté à la réalité de 2530.
Mais ce parti pris se révèle vite frustrant. Le graphisme, lui aussi, épouse cette nouvelle temporalité. Après la précision quasi scientifique d’Alpha et la diversité foisonnante de Beta, qui traduisait la simultanéité des cultures, Gamma impose une uniformité radicale. Les images, pixelisées, baignent dans des teintes froides dominées par le bleu. Les visuels semblent compressés, altérés par des transferts successifs, annonçant un monde dépersonnalisé où l’individu s’efface. La narration, glaciale, s’appuie sur une novlangue parfois hermétique, suggérant que le texte proviendrait d'un observateur du futur.
La démarche artistique est cohérente et réfléchie, presque conceptuelle. Mais le résultat apparaît long et éprouvant. Si le traitement graphique fait sens, il nuit à la lisibilité. Sur près de deux cents pages, la radicalité du procédé devient pesante. L’opacité du discours n’aide pas à s’imprégner de l’ensemble. Peut-être l'auteur veut-il signifier que l’avenir n’est pas fait pour les hommes et femmes du XXIe siècle. Une fois la dernière page tournée, le sentiment est étrange : admiration pour un travail colossal, pensé dans ses moindres détails… mais aussi ennui et frustration face à une œuvre qui, à force de cohérence, sacrifie l’émotion.

















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