**Lettre de Madame de Féranville à Madame de ***,
Nouvelle amie,
Vous êtes de celles, la première je crois, qui par lui furent abusées ; il est de ceux dont je ne cesse de m’amuser.
La chose ne vous aura pas échappée, mais Monsieur de Saint Sauveur nous est revenu, sauf, d’Amérique. Je gage que l’expiatoire admiration qu’il vous porte l’a obligé à vous en rendre compte par le détail… et que votre absence de commisération à son égard vous empêche d’en prendre connaissance. Je vous sais recluse depuis maintes années, mais pas suffisamment pour ne pas ouïr quelques murmures de ce qu’ici, à Paris, fait grand bruit.
Acceptez que ces lignes vous en fassent état, mais étant impliquée sciemment, je le confesse sans honte, dans ce récit, je préfère faire référence au triptyque des sieurs Ayroles et Guérineau, dont le dernier volet vient de paraître sous le titre Le Démon des Grands Lacs.
Ne sachant point ce que vous connaissez des dernières vilenies du Chevalier dont les faits de corps me furent un temps enflammant, je prends le parti de vous en résumer, en peu de mots, les grandes lignes.
Exilé en ces terres sauvages de la Nouvelle-France, il y a poursuivi – pour revenir en grâce – le dessein de marier la jeune Aimée d’Archambaud à un Iroquois ! Pari aussi audacieux qu’immoral auquel je ne fus pas étrangère, mais qui reste sous l’instigation de Monsieur de Mirepoix et dont monsieur d’Archambault père tire séant titres de gloire. Les forêts des Grands Lacs sont alors devenues, pour ceux qui se sont entichés de ses déboires, le théâtre de bien viles manigances comme de belles heures. D’expéditions punitives en fuites éperdues, de coups de tomahawk en coups du sort, les frondaisons canadiennes connurent alors ce que notre humanité peut produire de pire comme de meilleur. Monsieur Ayroles a su en faire état avec une aisance consommée. Toutefois, bien que chaque lettre rende compte d’une situation fort claire, leur succession pour ne pas dire leur accumulation (la dynamique narrative l’imposant) donnerait le tournis à celui qui les suivrait sans assiduité. Mais quel plaisir de lire un récit qui se fait l’écho des propos de nos Lumières et qui met à jour notre côté obscur! La noblesse est ici de cœur et non point de robe ou d’épée, et la rouerie cultivée de mains de maîtres par nos « Seigneurs » !
Si la lettre excelle, le trait ne demeure point en reste, et Monsieur Guérineau nous gratifie de planches qui, sans donner dans le réalisme de Monsieur François-Nicolas Martinet, invite cependant notre esprit à vagabonder dans nos terres canadiennes ou à deviner, sous les masques de circonstance (qu’ils soient de bois ou de poudre), la bonté des uns comme la fourberie des autres.
Ce troisième ouvrage achève cette trilogie avec éclat, offrant, en un mélange de sang, de larmes et d’allégresse, une intrigue aussi complexe que plaisante. Pourtant, je vous l’avoue, chère amie : l’âme de Saint Sauveur, si infernale soit-elle, continue d’attiser ma curiosité, même si elle a épuisé mes inclinations. Pourquoi être intriguée par un être, ô combien, déplaisant, distant, acerbe, lâche, avare, pédant, retors et sournois ? En maniant l’hypophorie, n’est-ce pas parce qu’il incarne, mieux que quiconque, les replis les plus noirs de notre propre nature ? Tel un miroir dans lequel se mirent nos contradictions, il nous renvoie une image de nous que nous préférerions ignorer, mais qui nous fascine.
L’Ombre des Lumières mêle élégamment la satire sociale à la réflexion philosophique comme au récit historique. Si le premier volume m’avait séduite par son charme empoisonné, le second m’avait entraînée vers des horizons que je ne pouvais voir depuis mon domaine ; ce troisième opus achève de me rende jalouse de la puissance des sentiments amoureux des uns face au machiavélisme des autres, le tout pris dans le maelström d’une nation en émergence.
Quoi qu’il en soit, ce diable d’homme est à Paris, et la pénombre dans laquelle vous vous cloitrez ne saurait, et c’est mon sentiment, vous en préserver encore longtemps. Prenez-en garde !
Chère Madame de ***, j’espère que nous nous rencontrerons enfin, car à l’évidence nous sommes bien différentes, mais comme le sont les deux faces d’un même louis !
Je vous prie de croire en l’assurance de ma plus tendre amitié.









Excellente conclusion, Ayroles est toujours une garantie. Après un premier volume un peu plus faible et un second qui était un chef-d'oeuvre, ce troisième épisode clôt le cycle canadien avec pathos (le climax de l’album est très efficace - et assez sanglant !).
L’idée de faire d’un fils de p**e (excusez l’expression) le protagoniste de la série est très efficace : on se passionne pour lui et en même temps on espère qu’il perde, d’autant plus que dans ce volume le cynisme et la cruauté de Saint-Sauveur atteignent le paroxysme. La devise de Méphistophélès (dans le Faust de Goethe) pourrait très bien s’appliquer au notre chevalier : « Je suis celui qui veut toujours le mal et produit pourtant le bien ».
Guérineau fait un bon travail, même si comparé à Maïorana, à Guarnido et surtout à Masbou (pour citer d'autres dessinateurs avec lesquels Ayroles a collaboré), son style est beaucoup plus simple et moins flamboyant.
Cependant, même si le cycle canadien se termine ici, il reste encore beaucoup à dire sur Saint-Sauveur (et sur Gonzague, un autre personnage magnifique). J’espère que d’autres volumes suivront.