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aconter et rendre hommage à sa famille, parler du Brésil, un pays gigantesque et peu connu, décrypter l’évolution des relations humaines, tenter de comprendre les mécanismes sociaux sous-jacents à la violence et faisant accepter le pire, ce ne sont que quelques éléments qui ont inspiré Matthias Lehman dans la réalisation de Chumbo. Immense fresque s’étalant sur quasiment cent ans, l’ouvrage suit Severino et Ramires Wallace, deux frères antagonistes vaguement basés sur des parents de l’auteur. De leur enfance dans le Minas Gerais de l’entre-deux guerre jusqu’à leur décès au tournant du XXe siècle, ils accompagnent et participent à la modernisation de la société «auriverde». Issus d’un milieu aisé, ils vont tout connaître au cours de leur existence. Hauts et bas économiques, la déchéance et la prison sous la dictature, avant d’obtenir finalement un semblant de succès et de reconnaissance publique.
Machisme, communisme, fascisme et samba sous la moiteur des Tropiques.
L’album se lit comme un roman d’Émile Zola revisité par Robert Crumb, le tout mêlant expressionnisme et Art déco. Cela fait beaucoup à digérer, le scénariste s’est heureusement donné les moyens et l’espace nécessaire à ses ambitions. Il reconstitue minutieusement les différentes époques visitées et, mettant toujours les individus au centre de l’action, n’a cesse de préciser la psychologie des membres de sa distribution. En effet, autour de cette fratrie si dissemblable, toute la diversité de la population est également décrite : riches, pauvres, militants, victimes, etc. Personne n’est oublié. L’ensemble forme une impressionnante mosaïque de protagonistes tous plus intéressants les uns que les autres.
Ces études de caractères sont dépeintes dans leur «jus» (avertissement, certaines scènes s’avèrent crues et pourraient déranger) et un cadre extraordinaire. Doubles pages somptueuses grouillantes de détails, mise en page alimentant et renforçant le récit et un souci particulier pour l’architecture (comment ne serait-ce pas le cas quand la Brasilia d’Oscar Niemeyer est évoquée ?), le dessinateur entraîne le lecteur dans un univers exotique et désarçonnant. Autre point fort, la gestion temporelle se montre absolument exemplaire. Les années passent à chaque chapitre, certains sont plus longs et demandent de nombreux textes explicatifs et dialogues, d’autres sont juste muets, sans être aucunement moins pertinentes pour autant. Ellipses savantes, disparitions et réapparition de personnages jusque-là secondaires, reconstitutions de unes de journaux, le découpage fait feu de tout bois, tout en restant parfaitement cohérent et fluide.
Bande dessinée totale, dense, âpre et légère à la fois, Chumbo est une lecture au long cours qui nécessite un peu de temps devant soi et un minimum d’attention. L’effort est cependant largement récompensé par un palpitant voyage historico-géographique en terre sud-américaine. Impressionnant et indispensable pour tous les amoureux du Brésil.
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