D
e sa poigne de fer, il tient la vie du pays, son pays. Ils lui appartiennent. Le pays donc mais aussi ses habitants, sa magie, son fleuve, ses ressources... Tout. Car il est T'zée, le Féroce, l'Indomptable et l'Immortel. Autour de lui, son fils et sa deuxième épouse qui se taisent, se terrent et se tiennent dans son ombre menaçante. En Afrique Centrale, fin des années 1990, un dictateur au crépuscule de son règne refuse la défaite. Autour de lui, la guerre civile fait rage.
Les deux compères Brüno et Appollo sont de retour pour un excellent ouvrage qui relate, à travers l'histoire d'un état fictif, toute la tragédie de l'Afrique.
Pour cela, le scénariste emprunte la structure et l'essence de Phèdre de Racine et s'inspire du parcours de Mobutu notamment (et sa célèbre toque), dirigeant de l'ancien Zaïre, qui n'est pas différent finalement des autres tyrans de ce continent. En cinq actes, se déroule la chronique de la mort annoncée d'un personnage oui mais, lequel ? Celle d'un régime aussi, qui se veut représentatif de plusieurs de ces contrées voisines. Au centre, un triangle amoureux avec au sommet, un vieux fauve qui ne veut pas mourir. La narration alterne les flash-back avec le présent, inéluctable, procédé qui permet de se familiariser avec les protagonistes à la destinée déjà lourde et teintée de sombre. Les acteurs de ce drame sont très bien travaillés, et disposent d'un rôle fort et déterminant dans chaque péripétie qui secoue l'intrigue. Le mélange des cultures fonctionne parfaitement, montrant l'universalité du sujet.
Le style personnel et hautement reconnaissable de Brüno fait ici des merveilles, son trait épuré à la fausse simplicité démontre une grande maîtrise en allant à l'essentiel. Le dessinateur laisse une belle place au noir, qui contraste avec les aplats de couleurs marron, orangée, bronze ou bleutée. Les cadrages cinématographiques et les gros plans significatifs font de cette lecture un pur régal, entre tension et contemplation.
C'est l'histoire éternelle de ces hommes aux pouvoirs démesurés, dont aucune source n'étanche la soif et qui finissent par entraîner avec eux la chute d'un peuple et de tout un royaume. Essentiel.
« T’zée » fait partie des grandes œuvres qui auront sans doute du mal à trouver un public.
Pour apprécier et saisir la force de cet album, il faut déjà connaître a minima l’Afrique. Or, qui s’intéresse vraiment à l’histoire de ce continent, ses peuples, ses cultures ou ses croyances ? Qui connait ses dictateurs, ses luttes d’indépendances, ses accointances avec la France, le Liban ou la Chine ? Car il est ici question de tout cela.
Et cette tragédie africaine – comme son sous-titre l’indique – EST fondamentalement africaine. Elle met en scène de façon tout à fait réaliste (et en 5 actes comme il se doit) les derniers soubresauts d’un dirigeant autocratique, mégalomane et corrompu. Après sa chute, ce qu’il reste du clan présidentiel est retranché dans son palais et assiste, impuissant, à la dislocation et l’embrasement des régions, livrées aux rebelles. Il n’est alors plus question que de sauver sa peau. Mais d’autres enjeux surgissent inopinément et un piège mortel se tisse.
Si le pays n’est jamais nommé cela pourrait se passer dans n’importe quel état du continent, tant ces régimes post-colonialistes s’y sont maintenus de partout, des années 60 à nos jours, avec l’appui de sombres officines politicofinancières occidentales.
Et Appollo qui a vécu plusieurs années là-bas le restitue avec beaucoup d’intelligence et d’acuité. Inspiré de « Phèdre » de Jean Racine, son récit est précis, sec, implacable. Y compris dans la théâtralité parfaitement maitrisée des dialogues et des situations. Chaque protagoniste est dans son rôle et incarne avec lui un pan du drame. Tout se joue sous le regard du « fleuve immense et éternel », élément de décor allégorique, immuable, indifférent aux piteuses intrigues du genre humain.
Toutefois, malgré son enracinement dans la culture africaine, cette histoire a valeur de conte contemporain et possède une ambition et une portée universelles. Comme le précise le scénariste dans sa postface : « Phèdre et Hippolyte, Thésée et Théramène, Aricie et Œnone, tous les personnages de Racine sont zaïrois. »
Une portée universelle certes, mais à condition d’avoir quand même de solides bases littéraires...
A ce texte rigoureux donc, répond idéalement le dessin de Brüno. Élégant, puissant, il atteint par son épure une forme de perfection. Il s’en dégage un équilibre hors du commun. La classe absolue.
En conclusion « T’zée » est une grande œuvre, j’insiste, mais très singulière, presque étrange. Accessible sans être grand public, sérieuse, multi-référencée, en appelant autant à la réflexion qu’à la contemplation… bref, une lecture édifiante, visuellement superbe, mais assez exigeante.