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ndreas Kuppler n’est ni un héros ni un salaud. Journaliste sportif à Berlin en 1936, il vient de couvrir les Jeux olympiques d’hiver à Garmisch-Partenkirchen et se prépare pour ceux d’été dans la capitale. Il apprécie le jazz, voue un culte à Jesse Owens et s’entend généralement bien avec les Juifs. Mais quand son patron lui fait comprendre qu’il devrait prendre sa carte du parti, il obtempère. Lorsqu’une milice lui intime d’éviter une épicerie tenue par ceux que le régime souhaite éliminer, il passe tout droit. Tout comme il hausse les épaules en découvrant que son épouse a installé un autel à la gloire d’Hitler.
Avec La désobéissance d’Andreas Kuppler, Corbeyran signe un portrait nuancé. Par petites touches, il présente un homme qui n’adhère pas au discours ambiant, mais s’en accommode, du moins en apparence. Le protagoniste songe, par ailleurs, à se séparer de sa compagne. Le parallèle entre les vies politique et conjugale ne s’avère évidemment pas innocent. Personne ne divorce d’un jour à l’autre, la fracture est un long processus, fait de regrets et de doutes ; ils se montrent d’abord diffus, puis de plus en plus clairs, jusqu’à ce que la nécessité de la fin s’annonce évidente. Il en va de même lorsque le patriote rompt avec un pays qu’il a aimé. Le scénariste ne juge pas les compromis du personnage principal et son aplaventrisme ; il observe plutôt, patiemment, les hésitations d’un individu à la croisée de bien des chemins.
Manuel Garcia, qui a surtout travaillé aux États-Unis (Spider-man, Avengers, Star Wars, etc.), réalise un travail très agréable. Son jeu sur les ombres, présentées comme de larges masses noires et presque abstraites, se révèle fascinant. Le résultat est à la fois étonnant et beau. Tout se tient, tout est en équilibre, même si un visage semble détaché du corps et que le haut du torse se confond avec le mur derrière lui. À ces taches indéfinies, il ajoute des couleurs habituellement sobres (beaucoup de bleu et de beige) qui complètent le dessin. Bien que l’album adopte un format similaire à celui des comics, son découpage demeure classique, à des années-lumière de ce que produisent Marvel et DC Comic.
Soixante-quinze ans après l’armistice, la Deuxième Guerre mondiale continue de fasciner. Au cinéma, à la télévision, dans les romans et les bandes dessinées, les paladins ont été applaudis, les victimes pleurées et les méchants conspués. Il est plus rare que les gens ordinaires et sans histoires soient dépeints. Le gratte-papier est certes fictif, mais il ressemble beaucoup au citoyen lambda. Corbeyran a su en faire un être attachant auquel le bédéphile s’identifie.
Cette belle couverture dit tout de cet homme, Andreas Kuppler, seul, perdu dans ses pensées, déboussolé dans un pays qu’il ne reconnait plus, l’Allemagne, infectée par la pensée nazie.
Andreas nous raconte tout, la montée de l’antisémitisme, la manipulation de la population, l’impact sur la vie quotidienne, sur son travail de journaliste sportif en 1936, année des JO. Il nous livre surtout ses pensées intimes, ses doutes : doit-il s’opposer ? Jouer le jeu ? Il se demande même pourquoi il ne parvient pas à adhérer pleinement… Cette introspection est riche d’enseignements et d’intérêt. En opposition, le regard de sa femme est tout autre, influencé par les idées fermes de ses parents.
De ces deux regards nait une réflexion profonde sur notre attitude face à la tyrannie.
Ce scénario noir et intense de Corbeyran est servi par un dessin épais, pesant de Manuel Garcia et des couleurs sombres de Degreff idéales dans ce contexte.