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Les autre gens

11/07/2010 20 planches

UN NOUVEAU CONCEPT

Alors que la bande dessinée pourrait bientôt se décliner sous forme numérique, certains prennent les devants en invitant le public à troquer – au moins pour un temps – son bon vieux support papier contre un écran d'ordinateur et une connexion Internet. Thomas Cadène est de ceux-là. Dépassant le concept du simple blog, il crée avec Les Autres Gens une véritable saga en ligne, une « BéDénovela ». Seul aux commandes côté scénario, il a su s'entourer d'une pléthore de dessinateurs de la nouvelle génération pour fixer avec ses lecteurs un rendez-vous quotidien.


PRÉSENTATION

Un travail de groupe

Pour l'initiateur du projet, les avantages sont multiples : possibilité de donner vie à toute une série de personnages et de les faire évoluer au jour le jour, de recourir à plusieurs approches graphiques selon les besoins de l'épisode, de garantir un rythme de publication soutenu en alternant les dessinateurs et d'offrir à ses collaborateurs et amis une belle vitrine, à l'heure où la visibilité se gagne de plus en plus difficilement en librairie. Le lecteur n'est pas en reste, à condition de passer un cap psychologique et d'accepter de délier les cordons de la bourse pour quelque chose de moins tangible qu'un album traditionnel, et ce pour le prix d’un double expresso ! Il peut ainsi se voir offrir une histoire au long cours sans attendre un an entre chaque parution, sans parler du plaisir de découvrir une kyrielle de nouveaux dessinateurs, et pas des moindres ! En effet, entre le trait un peu brut de Tanxxx et celui tout en douceur d’Adrien Villesange, entre le style très délié de Loïc Sécheresse et celui on ne peut plus minimaliste de Vincent Sorel, pour ne prendre que quelques exemples, la partie graphique s’avère être pour le moins hétéroclite. Thomas Cadène s’appuie justement sur cette richesse, sur cette diversité, pour varier les ambiances d’un épisode à l’autre. Au final, et c’était évidemment le minimum requis, les personnages sont reconnaissables au premier coup d’œil, quel que soit le dessinateur qui les met en scène. La présentation, au début de chaque épisode, de tous ceux qui y prendront part, aide bien sûr à s’y retrouver.

Une histoire en mode « feuilleton »

Détenir un concept novateur et s'entourer de complices de talent, c'est bien, mais ça ne suffit pas. Encore faut-il que le propos soit à la hauteur des ambitions affichées, car la valeur du projet se jugera principalement à l'aune de son histoire et de ses personnages. Le format « feuilleton » rend l’histoire difficile à résumer. Thomas Cadène profite au maximum de la liberté qu’il s’est offerte pour multiplier les intervenants, délaissant certains le temps de quelques épisodes pour ensuite les faire revenir dans la course. Il est également difficile de dégager un personnage central. Pour faire simple, disons que tout a commencé par la décision de Mathilde, jeune étudiante, de changer de vie après avoir gagné au loto. Ce choix, personnel, aura des répercussions sur tout son entourage : ses parents, Irène et Henri, son frère Romain, son cousin Dimitri, ses amis Arnaud, Camille et Emmanuel… Elle lui permettra aussi d’entrer en contact avec Hippolyte et Faustine, avec qui elle a partagé ses gains, et qui proviennent d’un milieu aisé. Le lecteur fera ainsi la connaissance d’une famille à l’opposé de celle de Mathilde, une dynastie – les Offman – où tout n’est que guerres de clans et luttes d’influence.

Un style résolument actuel

En quelques épisodes, Thomas Cadène aura donc articulé son récit autour de deux familles, parvenant au fil du temps à faire se rencontrer un très grand nombre de personnages. Il le fait d’ailleurs de manière assez habile, sans que les rencontres, plutôt dues au hasard ou au désir de certains de se mêler de la vie des autres, ne paraissent artificielles. La tonalité des dialogues, plutôt naturelle, aide d'ailleurs à rendre crédibles les différentes situations. Cette variété de personnages permet une variété de thèmes, tous ancrés dans la réalité : relations de couple, place de l’argent dans le monde moderne, choix d’un mode de vie qui pourrait déplaire à son entourage, liens familiaux parfois soumis à rude épreuve, recherches d’expériences hors normes, y compris sexuelles, importance de la loyauté envers ses proches… Par leur caractère, les différents protagonistes représentent plusieurs franges d’une même société, obligées de se fréquenter malgré leurs antagonismes. Réalistes, les différents portraits sont suffisamment convaincants pour que le lecteur les suive sans trop se poser de questions, trouvant même au passage quelques ressemblances avec l’une ou l’autre personne de son propre cercle de connaissances.

L’histoire, par ses multiples ramifications, prend au fil des jours de plus en plus d’ampleur. Le lecteur fidèle, qui suit l’aventure depuis le début, n’aura aucun mal à s’y retrouver, lui qui a vu apparaître les personnages petit à petit, prenant le temps de les découvrir et de les suivre pas à pas. Mais quid de ceux qui voudraient prendre le train en marche ? Qu’ils se rassurent. Chaque mois, un auteur est chargé de réaliser un point de la situation, bien évidemment sous forme de bulles et de cases. Une pause souvent humoristique, qui permet aux habitués de se remémorer de bons moments passés et aux nouveaux venus de se familiariser avec l’univers des Autres gens avant de suivre leurs péripéties au jour le jour. Aucune excuse, donc, pour ne pas leur emboîter le pas…

Un rythme à tenir

Le défi pour les auteurs sera de fidéliser le lecteur, de l'appâter par un savant mélange de suspense et de rebondissements, tout en limitant dans la mesure du possible les inévitables moments un peu plus creux. Pour le moment, force est de constater que Thomas Cadène y parvient fort bien, abordant de nombreux thèmes actuels par le prisme de personnages qui, se dévoilant petit à petit, renvoient une image contrastée de la société actuelle. Le tout sera pour le scénariste de tenir le rythme, de continuer à surprendre et à enrichir son univers, que ce soit en faisant entrer en scène de nouveaux personnages ou en introduisant de nouvelles thématiques.

Quel que soit au final le succès rencontré par cette initiative, elle aura ouvert une nouvelle voie pour la bande dessinée, une voie peut-être encore plus proche du public, permettant au lecteur de bénéficier d'une production régulière pour un prix on ne peut plus démocratique.

BANDE ANNONCE

RENCONTRE AVEC THOMAS CADÈNE


Cadène par Cadène

Comment sont nés Les Autres Gens ?

D'un très vieux goût pour le feuilleton (depuis K2000 jusqu'à The Wire, en passant par Beverly Hills, Dallas, Weeds, Sopranos, Dexter, Tonnerre Mécanique, True Blood ou Six Feet under). Et d'une vieille envie d'en faire avec une première tentative de feuilleton numérique, il y a 6 ans environ. Ensuite, c'est une discussion à l'occasion de la conférence de presse sans presse du PPPIFBDM (ndlr : le Plus petit et plus informel festival de bande dessinée du monde) avec Bastien Vivès, Aseyn, AK et d'autres. Puis des discussions avec Vincent Sorel ou d'autres. Ensuite, l'idée absurde que c'était facile à faire... Enfin, il fallait réunir l'argent nécessaire, créer la structure et se lancer. Quand j'y pense, c'est incroyable à quelle rapidité et avec quel degré d'inconscience on a fait tout ça. Le projet est lancé en octobre 2009 et ça démarre en mars 2010.

Vous avez savamment orchestré votre promotion : marketing viral (bande annonce, réseaux sociaux, blog...), article sur le blog BD du Monde, sans compter le contexte et les débats sur le numérique. Bref, il y a eu « buzz », le Comix Pouf vous a presque immédiatement parodié (Les Autres Chats).

Des chiffres, aussi : 6.000 comptes créés depuis le début, un lectorat régulier évalué entre 1.500 et 2.000 personnes, bientôt le 100e épisode... Bref, Les Autres Gens, c’est déjà un succès ?

Au-delà de l'orchestration savante (merci), nous avons surtout joué à l'instinct et au feeling. Et nous avons eu de la chance. J'ai adoré Les Autres Chats et je déplore d'ailleurs que ce soit déjà terminé. Nous avons eu aussi quelques déconvenues. Je crois qu'on a bien senti les choses et qu'on a eu de la chance pour le mois du lancement. Mars 2010 était d'une certaine manière le mois idéal pour un projet tel que le nôtre. Nous avons cristallisé pas mal de points qui commençaient à faire débat.

D'un point de vue économique, 1.000 abonnés, c'est bien évidemment encore insuffisant. Pour autant, ce sont des chiffres qui, dans le contexte de l'Internet marchand, sont plus qu'encourageants (surtout si on y ajoute les 6.500 comptes créés). On pourrait presque dire qu'ils sont excellents si on considère que notre budget com' se résume à 0 € (ce qui est peu).

Aujourd'hui, les auteurs sont donc rémunérés sur la base d'un « minimum » qui est supérieur à ce qu'auraient été leurs droits si on se limitait à regarder le nombre d'abonnés. Il y a donc - tant que nous n'avons pas atteint le point de bascule - un forfait par épisode qui est réparti de manière classique entre scénariste et dessinateur, les résumés étant considérés comme un travail global. Vous savez tout. Et vous comprenez d'autant mieux pourquoi nous avons besoin d'abonnés pour vivre. Le travail que demande la réalisation d'un épisode est énorme, il est sans commune mesure avec celui qui est nécessaire à la réalisation d'une note de blog. Il se compte le plus souvent en jours. Soutenir Les Autres Gens, c'est donc participer directement, au-delà du plaisir du feuilleton, à un modèle qui place l'auteur en son cœur, qui se fonde sur une relation directe entre les auteurs et les lecteurs en attendant des seconds qu'ils permettent aux premiers de leur offrir ce plaisir quotidien.

Comment te situes-tu justement au sein des débats autour du numérique, de la question des droits d’auteur, du rôle de l’éditeur, du distributeur et de l’Appel du numérique signé par les représentants du groupe des auteurs de bande dessinée du SNAC lors du Salon du livre de Paris ? Les Autres Gens, c’est aussi une manière de se passer d’intermédiaires à l’heure où les éditeurs ont du mal à concevoir les droits d’auteur numériques différemment de ceux sur papier ?

Je suis en phase avec l'Appel.

Pour le moment, les discussions paraissent tristement bloquées. Ma position est grosso modo celle des auteurs de l'Appel. Simplement parce que, par principe, on ne peut pas ignorer que tout change. Y compris quand je parle en tant que "porteur" du projet LAG (ndlr : Les Autres Gens). C'est aussi du pragmatisme, mais c'est surtout parce que, sinon, ça ne m'intéresse pas.

LAG ne s'est pas monté contre les éditeurs, ce qui en soi n'aurait pas beaucoup de sens, ni contre les intermédiaires (je redis aux libraires que j'ai des choses à discuter avec eux) : c'est un projet qui s'est simplement fait tout seul. Parce qu'on pensait que ce serait "facile" à monter. On ne s'est donc pas vraiment posé ces questions. Mais on en a profité pour inventer notre modèle de production. Aujourd'hui, nous sommes là, avec notre ADN. Le seul souci de LAG par rapport à tout ça a été immédiatement de favoriser, dans la mesure de son succès, la rémunération des auteurs. C'était un des axes centraux du projet. Cela le restera. Sauf si ça plante. Mais ça ne plantera pas à cause de ça, et si ça finit par cartonner, ce sera peut-être aussi grâce à ça...

Il me semble que le numérique implique de vraiment préserver l'auteur, le protéger, voire même de lui définir une nouvelle place. Les mutations des médiums, l’ouverture du champ des possibles, la multiplication des intervenants au traitement d'une œuvre ou, au contraire, leur raréfaction ne sont pas des éléments anodins. On ne peut pas faire comme si ça ne changeait rien. Le travail de l'éditeur est à mon sens, exactement comme celui de libraire, un travail plus que jamais nécessaire qui doit se réinventer. Penser toujours qu'on peut préserver un modèle général qui, croit-on, nous convient dans un environnement totalement nouveau, est toujours une erreur qu'on finit par recevoir en pleine tronche.

Aujourd'hui, le numérique a surtout besoin de financements et d'expérimentations. Il faudrait que tout le monde y travaille main dans la main. Il faudrait favoriser les visions nouvelles et non la reproduction d'un vieux système dans l'économie numérique. Les choses changent aussi vite que l'affaire Bettencourt : chaque jour apporte l'innovation qui va tout bouleverser. Il n'y a qu'une seule constante, il ne faut se foutre ni du lecteur, ni de l'auteur. Parce qu'au final, si on se fout de l'un ou de l'autre, on perd sur tous les tableaux.

C'est peut-être un peu confus, tout ça, mais en gros, vous avez l'idée. Je pense que nous avons besoin les uns des autres, que nous avons dérapé ces dernières années, bien avant le numérique, et que la situation actuelle de blocage en est le résultat. Il faut qu'on redresse un peu tout ça, qu'on se parle et qu'on s'y mette. Ensemble. (Tout devient possible - hum).


On te sait formé en autodidacte, comment en es-tu venu au dessin puis à l’écriture de scénarii ? Un ras-le-bol de la fac de droit ?

Oh, mais je me sentais très bien en droit ! Vraiment (sinon je ne serais pas allé jusqu'au bout). Enfin, surtout quand j'étais étudiant à Toulouse, ville formidable. Le droit est une matière intellectuellement passionnante et stimulante. Après, on n'est pas obligé d'être collé aux caricatures des étudiants en droit.

Pour le reste, j’y suis venu... naturellement. Mais mon intérêt premier, c'est l'histoire, le récit. Depuis toujours. Dans tous mes dessins, je mets une histoire. J'aime les mots. Je lis plus de romans que de BD (même si j'en lis de plus en plus... quoique ça dépend des périodes). J'ai besoin de raconter. Pourtant, je suis un trèèèès mauvais conteur. Je suis incapable de raconter une blague et je suis pourri pour les histoires courtes, qui nécessitent souvent une construction presque scientifique. Ma technique scénaristique est assez atypique, je crois. Comme pour le dessin, je sais ce que je sais faire et je sais ce que je ne maîtrise pas. Alors, j'explore ce que j'ai envie d'explorer avec les outils que je maîtrise. Je ne pars pas explorer avec des outils que je comprends mal : ça, c'est la garantie d'un échec cuisant et humiliant.

Venons-en quand même au cœur du sujet. Les Autres Gens, c’est avant tout un feuilleton en ligne, une histoire, des personnages. De fait, vu le lien étroit entre le format et le genre, est-ce qu’il faut faire une croix sur l’hypothèse d’une version papier ?

Non. Non, parce que les auteurs sont pour la plupart assez demandeur de... quelque chose. Un objet, un truc. Parce que pas mal de lecteurs aussi aimeraient une déclinaison sur papier. L'air de rien, l'objet, c'est ce qu'on peut signer, ce qu'on peut feuilleter, c'est encore quelque chose qui nous touche. Le problème, c'est le "quoi", le "comment". Sous quelle forme mettre notre centaine de pages mensuelle (en équivalence), nos 920 cases (en moyenne) par mois sans tricher ? Parce qu'il y a une chose que je refuse, c'est de nier que nous avons dessiné pour un medium particulier. Nos découpages, nos "effets" sont aussi le fruit du mode de lecture. Le scénario aussi. Il faudrait trouver un moyen, soit de rester "brut", soit de respecter ça (mais en même temps, je ne vois pas bien un bloc "case par case", même si ça serait terrible !).

Fan de séries, tu as choisi le soap et, contrairement au modèle retenu pour les feuilletons que tu évoquais en ouverture, tu pilotes Les Autres Gens en t’appuyant sur des dessinateurs plutôt que sur une équipe de storytellers… Le marionnettiste n'est pas partageur ? (rires)

J'ai choisi la référence au soap par rapport à la quotidienneté et au plaisir un peu jubilatoire de la construction du récit sur ce type de modèle, et l'idée de leur absence de fin. J'adore penser que Les Feux de l'amour existent depuis 10.000 ans (ndlr : un peu moins). J'aimerais que LAG soit encore là dans 50 ans avec d'autres scénaristes, d'autres dessinateurs, des personnages qui auraient vieilli, grandi avec nous.

En ce qui concerne mon rôle, j'insiste : le marionnettiste est très partageur, la preuve avec l'arrivée de Kris. Mais le marionnettiste manque de moyens. Si je pouvais, je vous assure que je travaillerais volontiers avec 3 ou 4 autres collègues. J'en rêve. Ce serait passionnant, je pense, de pouvoir lancer la construction d'intrigues très en amont.

Le format permet des libertés quand le genre impose ses codes : une touche de suspense, des ruptures de rythme, la présence de rebondissements de nature à fidéliser le lecteur, des personnages assez caricaturaux (ou « surcaractérisés »). De même, tu as fait le choix du temps réel (création de profils Facebook pour certains personnages, régulièrement alimentés en lien avec la série ou avec l’actualité). C'est le secret pour susciter l'addiction ?

Heu... Je ne me suis jamais posé la question du comment. Je me fais juste la remarque du "wo puté c'est la fin de la semaine faut que je fasse sonner le téléphone à la fin de l'épisode" (rires). Plus sérieusement, à écrire c'est un exercice passionnant et ces contraintes sont autant de leviers pour creuser, trouver et redynamiser l'histoire régulièrement. Voilà comment je le vois. Mais oui, j'aime aussi beaucoup le plaisir jubilatoire du cliffhanger mécanique. L'exemple du téléphone n'est pas anodin, j'adore l'utiliser parce qu'il multiplie les possibles : qui / quoi / où ?

À mesure que l’histoire se ramifie, que les sous-intrigues se multiplient, que les personnages semblent gagner en autonomie, comment gères-tu ton temps, les fils narratifs ?

Je n'ai pas assez d'avance, mais j'y travaille. Les personnages prennent de plus en plus les commandes de leurs propres récits. Je veux dire par là qu'ils ont leur logique et que celle-ci s'impose à moi. Pour le reste, c'est ma cuisine personnelle, je ne sais pas trop comment l'expliquer. Cela m'a l'air assez banal, j'ai des tableaux pour chaque personne, un tableau général, des plans... et puis j'écris.

Que ce soit à la lecture des Autres gens ou de Sextape, tu aimes mettre en scène des milieux qui ne se côtoient pas spontanément. Par ailleurs, tu dresses le portrait d’une génération désenchantée, particulièrement celle des jeunes urbains partagés entre une fausse insouciance étudiante, les premiers écueils de la vie d’adulte et leur quête désespérée du regard de l’autre. Plus que la captation de l’air du temps, c’est ta génération que tu évoques. Tu parais mettre beaucoup de toi dans tes personnages.

La question sociale est une question fondamentale pour moi. Je trouve intéressant de la traiter de manière naturelle en dehors du combat ou de la lutte. Dans Sextape, on était presque dans un rapport de lutte des classes. Pour moi, au-delà de la dimension thriller, c'est d'ailleurs une BD sur la lutte des classes. Disons, aussi sur ça.

En ce qui concerne les personnages et moi... ça dépend. Je les aime bien tous - heureusement - et ils ont tous un peu de moi, c'est l'évidence. Mais aucun n'est mon "représentant" dans l'histoire. Aucun exclusivement. Ils le sont tous, chacun à leur tour selon l'épisode.

Quelle liberté laisses-tu à tes dessinateurs ?

Le scénario est d'une simplicité biblique. Il dit par exemple :

"Case 1 Manu et Hélène sont à table chez Hélène et John, Manu porte un jean et un T-shirt blanc et Hélène est nue.

Manu : Eh Hélène tu me sers du café

Hélène : Tiens Manu !"

Les dessinateurs ont donc pas mal de libertés, sauf avec les éléments que je précise (puisqu’il ne faut pas planter un raccord avec un épisode précédent ou à venir). Tout le monde travaille en même temps. Parfois, la difficulté est soulignée par moi de manière assez perverse. Je mets "Manu a un sourire doux et triste à la fois" et j'ajoute "(bonne chance)". La dernière fois, c'était pour François Ravard. Je ne me suis toujours pas remis de l'incroyable beauté du dessin qui en est sorti.

L’épisode peut se lire, au choix, case par case ou par défilement vertical. Comment prends-tu en compte ce mode de lecture et l’alternative offerte ?

Essentiellement en ne l'oubliant pas. Donc je raisonne de manière linéaire et non en termes de construction ou de "temps" de page.

Peut-on à cet égard encore parler de travail de composition de la planche (voire de la double page) ? Celle-ci ne s’efface-t-elle pas au seul profit de la vignette, voire du seul dessin ?

Oui, ce n'est plus la même chose. D'autant plus que la vignette peut être dupliquée avec intelligence dans un tel mode de lecture. Ca peut même devenir un vrai plus. Cependant, on remarque à la lecture de LAG que les auteurs gèrent souvent le temps des séquences par la couleur ou l'ambiance. Pas toujours, mais parfois, ils vont changer de couleur dominante en changeant de "séquence" au sein d'un même épisode ou ajouter des ruptures graphiques qui ne sont pas nécessairement dans le scénario. Quand au dessin lui-même,il n'est pas non plus aussi fondamental qu'on pourrait le croire. Je veux dire par là que l'auteur peut être souple parce que l'œil n'y restera pas après le clic, contrairement à une BD où la première case de la page de gauche n'est jamais bien loin de la dernière de la page de droite. Ici, on peut donc jouer sur l'ellipse, sur le détail, la répétition, etc. Techniquement, les dessinateurs doivent souvent trouver une technique particulière pour LAG.

Les Autres gens, c’est l’occasion de nombre d’expérimentations et de variations sur la mise en scène, le genre abordé, la multiplication des niveaux de lecture, le ton de l’épisode. Tu as l’impression de participer à un mouvement qui réinvente ou innove sur ce médium ?

Je ne me rends compte que d'une chose : les auteurs se font plaisir et expérimentent. Ca donne une incroyable richesse supplémentaire aux Autres Gens. Pour le reste... Je crois que tout le monde réinvente tout et qu'on ne sait pas où on va. Nous n'avons pas d'ambition spécifique à ce niveau-là. LAG n'est pas une réponse à la question des devenirs de la lecture numérique, comme peuvent l'être les travaux passionnants d'Anthony Rageul). Nous nous situons à un niveau beaucoup plus modeste du plaisir de faire simplement un récit et d'y croire. C'est un moteur très puissant.

Les dessinateurs s’en donnent à cœur joie et chacun semble rivaliser avec l’autre. Il semble y avoir une vraie émulation entre vous. Quelle est la recette ?

Y croire ? (Encore)


Tu es parvenu à réunir un nombre d'auteurs déjà impressionnant. D’autres signatures sont encore à venir, de même que de nouvelles réalisations. Tu peux nous en dire plus ?

En juillet, Kris va scénariser pour LAG, une expérience particulière, un truc un peu en marge avec JM Ken Niimura (ndlr : Je tue des géants). En juillet, également, nous expérimenterons, durant la dernière semaine, un travail en duo avec Vincent Sorel et Alexandre Franc. Renouvellement de l’expérience en août avec Sacha Goerg et une mise en ligne exceptionnelle autour de 22 h pendant 5 épisodes. En août toujours, Christophe Gaultier intègrera l’équipe des auteurs dans un épisode plein de folie et d’aventure, et il ne sera pas le seul !

Je précise que l'expérience de Sacha sera "érotique" : oui ! On nous a dit qu'il y avait trop de sexe, alors on a décidé de faire une semaine quasiment autour de ce seul motif. Motif par ailleurs passionnant pour explorer l'humanité comme veut le faire LAG.

Nous allons essayer de multiplier ces expériences, les spin-off, ce sont autant de possibilités de construire des histoires issues de cet univers mais autonomes. Ainsi, ça permettra de proposer aux lecteurs des scénaristes différents, des approches graphiques qui s'inscrivent sur plusieurs épisodes, des expériences narratives différentes.

Et du côté de tes autres projets personnels ?

J'espère. AH AH AH ! Je veux dire, oui, il y a ce projet de BD (en papier) que j'ai terriblement envie de faire... Enfin une histoire "simple" (je n'ai pas dit simpliste) autour de questions qui me sont chères, que j'aimerais pouvoir faire en une petite centaine de pages. Le titre de travail était La nature est une belle salope mais je ne suis pas sûr qu'il tienne. Hé hé. C'est une histoire d'amour dans un univers un peu particulier... j'ai dû demander de l'aide à mes amis de Normale Sup à Lyon pour quelques éléments de science.

Dossier réalisé par D. Lemétayer, D. Wesel, S.Farinaud et L. Cirade